Au-delà du mythe : retour sur la classe ouvrière et le mouvement ouvrier en France et aux Etats-Unis

Apprécier l’importance et le sens des évolutions actuelles suppose que l’on dépoussière un peu le passé qui nous sert généralement de point de repère, même implicite, et que l’on revienne sur une histoire qu’on a parfois tendance à idéaliser.

C’est souvent le résultat d’une confusion : un « prolétariat » dont on ignore délibérément la diversité au point de le ramener à une sorte d’image d’Épinal, celle de l’ouvrier qualifié en bleu de chauffe, travaillant à Renault-Billancourt, conscient, organisé, le plus souvent politisé par le PCF, disposant d’une place et d’un statut reconnu dans la société, porteur d’un projet même malgré lui, le socialisme, qui d’ailleurs semblait existait pour de vrai en URSS… Sous cet angle, la comparaison peut paraître cruelle, puisqu’on ne sait plus très bien aujourd’hui si le prolétariat existe encore, après l’avoir longtemps confondu avec les ouvriers d’industrie, eux-mêmes devenus très minoritaires : à peine plus de 20 % de la population active. Quant au prétendu socialisme à l’Est…

Le résultat est donc paradoxal : la classe ouvrière serait devenue une sorte de « classe invisible », à rebours de la période antérieure qui faisait d’elle la référence incontournable des étudiants de 68, au point de la mythifier. Est-ce à dire que de « tout », elle serait devenue « rien » ? C’est probablement le résultat d’une distorsion, un peu la même qui nous fait parfois confondre le fonctionnement « normal » du capitalisme avec celui des « Trente glorieuses ». Or la classe ouvrière a rarement été à l’image de cette « parenthèse enchantée ».

Avant c’était mieux ? Politisation et précarisation au XIXème siècle

L’une des originalités du prolétariat en France au XIXème siècle est d’avoir émergé très lentement, même si la révolution industrielle a été relativement précoce [1]. Les ouvriers de juin 1848 qui revendiquent pour la première fois le drapeau rouge et la « République sociale » n’étaient guère différents des sans-culottes de la Révolution française, ni d’ailleurs des communards près de 25 ans plus tard. Paris regroupait alors un prolétariat à la fois extrêmement nombreux, dispersé, divisé en de multiples « métiers » souvent rivaux, la tradition des « corporations » du Moyen-âge étant loin d’avoir disparu. Bien des « chefs d’ateliers » et « chefs d’équipe » avaient un statut ambigu, recrutant eux-mêmes « leurs » compagnons qui devaient souvent fournir leurs propres outils.

Et pourtant, dès cette époque, quelque chose avait changé : ce sont notamment en 1863 les premières « candidatures ouvrières » après une longue période de répression, puis la création de la Première Internationale en 1864, dans un contexte de grèves dures et longues comme celle de milliers d’ouvriers bronziers pendant plusieurs semaines à Paris en 1867, répartis sur des centaines d’ateliers et pourtant organisés en « chambres syndicales ».

La Révolution française explique en grande partie cette originalité. La révolution agraire a longtemps freiné l’exode rural, faisant de la France le pays par excellence de la petite bourgeoisie rurale : pendant très longtemps, si le paysan consent à venir travailler comme ouvrier en ville, c’est temporairement et pour gagner quelques sous afin de préserver son bout de propriété menacé par l’hypothèque. Mais en sens inverse, le souvenir des « grandes journées révolutionnaires » a aussi durablement inscrit l’idée que pour changer son sort, il faut faire de la politique. « Qui a du fer a du pain », rappelait fièrement Auguste Blanqui, et ce n’était pas qu’un slogan pour initiés.

Dans les années 1880, lorsque Jaurès fait ses premiers pas de la république vers le socialisme, les concentrations ouvrières, comme les mines dans le Nord ou la métallurgie au Creusot, sont encore exceptionnelles. Dans beaucoup d’usines, le travail saisonnier est la règle : seule une petite minorité d’ouvriers qualifiés (en particulier les « mécaniciens ») est embauchée à l’année, la majorité vit dans la plus grande précarité, au niveau de son travail mais aussi du logement, habitant le plus souvent un « garni » c’est-à-dire une chambre meublée que l’on quitte fréquemment « à la cloche de bois » avant que le propriétaire ne vienne réclamer ses arriérés.

Même dans les années 1920, la grande usine n’est pas encore forcément la référence obligée de la lutte de classe. La première grande grève dirigée en 1924 par le tout jeune Parti communiste – qui en fait un conflit « exemplaire » et un tremplin pour sa première campagne législative dans tout le pays – n’a lieu ni chez monsieur Renault ni chez monsieur Berliet, mais à Douarnenez avec des sardinières (les « Penn sardines »), au fin fond de la Bretagne de Bécassine, dans des conditions autrement plus difficiles que bien des luttes aujourd’hui.

Un rôle de précurseur

Au début du XXème siècle, le tableau du point de vue de l’organisation est pourtant autrement plus encourageant. Car s’il y a une leçon que l’on peut tirer de cette période, c’est bien qu’on peut avoir un prolétariat minoritaire dans la société, dispersé, précarisé, divisé entre de multiples hiérarchies internes [2] et un mouvement ouvrier puissant, dynamique, qui devient une référence incontournable d’un point de vue politique.

La CGT dirigée par des militants anarchistes organise des centaines de milliers de prolétaires. Elle revendique fièrement la « double besogne » du syndicat, les revendications immédiates et l’expropriation des capitalistes, tout en prônant une forme d’émancipation intégrale qui conduit à rejeter toute forme d’ingérence de l’État. Les années 1906-1910 représentent un moment exceptionnel d’affrontement avec la bourgeoisie, mais les défaites ne tardent pas non plus : la première grève générale dans les chemins de fer se solde en 1910 par la révocation de milliers de cheminots, et la deuxième en 1920, dans le contexte de la révolution russe, par des dizaines de milliers.

En 1914, le Parti socialiste dirigé par Jaurès et Guesde compte plus d’une centaine de députés, mais en août, c’est le ralliement à « l’Union sacrée » avec la bourgeoisie. A certains égards, le mouvement ouvrier ne s’en est jamais relevé, malgré la Révolution russe et la création d’un jeune parti communiste il est vrai rapidement stalinisé.

Le processus d’unification de notre camp social a donc été une gageure extraordinaire, et il n’y avait a priori aucune fatalité sociologique pour que s’engage ce processus. Mais à l’inverse, il y a eu très vite, très tôt, des défaites politiques qui ont eu des conséquences durables.

En passant par l’Amérique de Jack London et du « talon de fer »

Un détour de l’autre côté de la rive atlantique l’illustre assez bien. Le mouvement ouvrier états-unien est confronté à deux difficultés supplémentaires : la dispersion d’un prolétariat qui s’est construit à l’échelle d’un véritable continent, et l’ampleur des affrontements dans un pays où la lutte de classe se marie volontiers avec certaines traditions du Far-West [3]. Il donne pourtant naissance à des organisations et à des méthodes d’intervention extrêmement originales dans leurs tentatives d’unifier un camp social d’autant plus divisé qu’il est constitué d’immigrants de fraiche date. Pensons en particulier aux Industrial Workers of the World (IWW).

Mais là encore, c’est la répression qui scande pour l’essentiel les grandes étapes de cette histoire, plus que la sociologie dont les évolutions sur le long terme n’ont de toute façon rien de mécanique. La première phase est à la fois la plus terrible et la plus méconnue, et cela d’autant plus qu’il n’y a aux États-Unis ni répression centralisée au niveau de l’État fédéral (sur le modèle d’une « dictature classique »), ni essor de mouvements politiques comme le fascisme, du moins à la même échelle qu’en Europe, mais des « bandes d’hommes armés » qui pullulent et qui sont d’une efficacité redoutable. A la veille de la Première Guerre mondiale, puis dans les années qui ont suivi face à la peur des « rouges », l’objectif n’est rien moins qu’une tentative de destruction physique des organisations du mouvement ouvrier. Il est atteint en grande partie.

Le mouvement qui réapparait durant la grande vague de grève de 1934-1937 a bien des difficultés à s’imposer, du moins si on lit certains récits, comme ceux des ouvriers de l’automobile à Flint ou des chauffeurs-livreurs à Minneapolis [4]. La répression durant le maccarthysme ne laisse debout après 1947 que les formes les plus intégrées et les plus compromises du mouvement ouvrier. Après une renaissance dans les années 1960, le licenciement de milliers de grévistes lors du conflit des aiguilleurs du ciel en 1981 marque une nouvelle étape de régression, où la répression – dans une moindre mesure il est vrai – a joué son rôle.

Vers une reprolétarisation du prolétariat ?

Si l’on peut parler de « parenthèse enchantée » dans la France des « Trente glorieuses », c’est pour mieux souligner deux évolutions majeures au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale : un rapport de forces favorable dans la durée – en s’appuyant notamment sur la place acquise par un mouvement ouvrier largement stalinisé – et la possibilité pour le prolétariat d’occuper une position qui se traduit y compris par une reconnaissance juridique et un véritable statut dans la société capitaliste. La place centrale occupée désormais par le CDI devient un cadre auquel on accole un ensemble de droits qui font du salariat un point de référence pour toute la société, et non le symbole de l’exploitation et de la marginalité sociale.

Ce compromis social est aujourd’hui remis en cause. C’est un drame pour des millions d’individus qui voient leurs conditions de vie parfois bouleversées. C’est aussi un puissant facteur de déstabilisation pour le mouvement ouvrier qui s’était plutôt bien adapté à ce système. Faut-il pour autant tout peindre en noir ?

En fait, bien des arguments sont réversibles lorsqu’on essaye d’évaluer l’évolution des rapports de force à l’étape actuelle. Parce que chaque situation recèle un certain nombre d’aspects contradictoires. Si l’on prend aujourd’hui des milieux apparemment très différents, des informaticiens bac+5 chez Axa ou de jeunes salariés issus des cités à la Poste, ils ont malgré tout quelques points communs : à trente ans, ils ne sont guère stabilisés sur le plan personnel et professionnel, qu’ils soient prestataires de services avec un assez bon salaire ou en CDD avec tout juste le Smic. Leur situation finit même par engendrer toutes sortes de comportements très cyniques à l’égard de l’entreprise (on l’utilise comme elle nous utilise), avec une très faible adhésion (au métier, à l’entreprise, à toutes ces règles, valeurs, comportements qui ont longtemps façonné les générations précédentes). Cela se fait pour l’essentiel sur un mode individualiste qui rend bien plus difficile leur adhésion aux organisations traditionnelles, voire à toute forme d’organisation collective.

Mais est-ce que c’était mieux avant ? Quand les jeunes entraient avec un plan de carrière dans une entreprise où ils se voyaient finir leurs jours après avoir payé les traites de leurs maisons individuelles ? Ou bien calculant leurs points avec comme unique ambition de retourner dans leur région d’origine après avoir passé le concours national de la Poste ? En adhérant au syndicat comme on adhère à une police d’assurance, à l’image de tout le compromis social qui s’est forgé après 1945, tellement protecteur pour les salariés et… tellement rassurant pour les capitalistes ?

A bien des égards, la nouvelle période du capitalisme est en train de reprolétariser les prolétaires, peut-être bien plus moralement encore que matériellement. Pas sûr dans ces conditions que les organisations révolutionnaires y perdent, et que cela devrait les détourner de la tâche opiniâtre de s’implanter sur les lieux de travail, comme de miser sur des grèves sans doute plus rares mais plus explosives, potentiellement bien moins contrôlables par des appareils bureaucratiques affaiblis, qui ont fonctionné jusqu’ici comme des carcans et pas seulement comme des points d’appui.

A l’image de juin 36 ?

C’est du moins ce que pourrait suggérer l’anecdote rapportée par Danos et Gibelin dans leur livre Juin 36 [5], au moment de la première rencontre entre patronat et syndicats à Matignon sous l’arbitrage de Léon Blum. Le patronat commence par faire un tableau apocalyptique d’une situation devenue incontrôlable. La CGT en profite pour lui faire la leçon, lui disant en substance : si vous n’aviez pas passé votre temps à chasser nos militants de vos usines, peut-être que nous n’en serions pas là. Et les patrons, paraît-il, de baisser la tête…

Or la répression en question ne se réduisait pas aux seuls militants. En fait, c’est toute la classe ouvrière que le patronat avait commencé à refaçonner durablement. Face à la crise de 1929, Louis Renault a considérablement accéléré la mise en place du taylorisme dans ses usines. L’enjeu n’est pas simplement de gagner en productivité, il est plus fondamentalement de modifier en profondeur la sociologie ouvrière, et de gouverner autrement l’entreprise. C’est toute l’autonomie au travail qui est mise en cause, comme la fierté d’avoir créé de bout en bout une belle pièce qui justifiait au quotidien le droit de revendiquer une autre organisation de la société parce qu’on était convaincu de créer seul toutes les richesses. Désormais trône le « bureau d’études » et avec lui une nouvelle étape de la prise du pouvoir patronal sur un travail de plus en plus aliéné. Ce qui n’empêche pas les révoltes d’éclater.

En 1935 à Billancourt, dans une usine de plus de 30 000 personnes, le Parti communiste qui n’a jamais beaucoup recruté parmi les OS, en est réduit à sa plus simple expression : au mieux une cellule, avec moins d’une dizaine de militants. Une situation qui exprime en condensé – au niveau de la gravité de la crise et de ses différentes conséquences – ce que nous vivons d’une certaine manière aujourd’hui, de manière plus amortie et surtout bien plus étirée dans le temps. Mais cet aspect n’a certainement pas été non plus sans lien avec la suite : une révolte qui démarre et s’étend sans l’aval des directions syndicales en 1936, puis une difficulté extrême pour Thorez à expliquer qu’« il faut savoir terminer une grève ».

Bien sûr, l’histoire ne se répète jamais à l’identique. Et les évolutions actuelles, si elles s’apparentent à certains égards à un retour au passé, créent en même temps une situation inédite. Mais le pire n’est jamais certain.

Jean-François Cabral
dans la revue L'Anticapitaliste n° 50 (janvier 2014)

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[1] Gérard Noiriel, Les ouvriers dans la société française, Seuil, « Points », 1986.
[2] Sans compter le poison du nationalisme et du racisme qui prend rapidement son essor, comme le montrent l’apparition d’une nouvelle extrême droite populiste avec Boulanger ou les affrontements meurtriers d’Aigues-Mortes, en 1893, entre « Français » et immigrés d’origine italienne.
[3] Maman Jones, Autobiographie, Les bons caractères, Pantin, 2012 (rééd.).
[4] Henry Kraus, Grève chez General Motors, Les éditions ouvrières, 1954. Teamster rebellion : en 1934, la grève des camionneurs à Minneapolis, Farrell Dobbs, Daniel Couret, Les Cahiers du CERMTRI, 1988.
[5] Jacques Danos et Marcel Gibelin, Juin 36, Pantin, Les bons caractères, 2006.

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