Le relativisme comme adversaire, le capitalisme comme ennemi ?

Albert Enstein et Léopold Infeld
Le dossier de L’Anticapitaliste consacré à la science a le grand mérite d’avoir soulevé quelques débats… tout en suscitant peut-être quelques malentendus : critiquer durement ce qu’on appelle aujourd’hui le « relativisme » ne conduirait-il pas à une vision dogmatique de ce qu’est la « vérité » en science ?

Nous partageons l’inquiétude d’Hubert Krivine (« A Propos du relativisme : la science n’est pas un discours comme un autre ») sur la diffusion d’un relativisme radical, atténuant la distinction entre les théories scientifiques et les croyances. Comme lui, nous jugeons important de « réhabiliter la notion réputée naïve de vérité scientifique contre l’idée que la science ne serait qu’une opinion socialement construite ».

L’impasse du relativisme

Les partisans du relativisme utilisent les limites du savoir scientifique et les torts de l’institution scientifique pour remettre en cause la supériorité du discours scientifique. Le lobby créationniste, notamment à l’œuvre aux États-Unis, rabaisse la théorie de l’évolution des espèces au niveau d’une simple hypothèse, la réfute au passage et érige le créationnisme au niveau d’une théorie scientifique. Dans un autre registre, Bruno Latour, un sociologue des sciences, s’est ainsi attaqué au discours scientifique : « les textes scientifiques ou techniques (…) n’appartiennent pas à un autre monde et ne sont pas écrits par des auteurs différents de ceux qui écrivent les articles de journaux ou les romans. Lorsque vous vous y plongez, vous ne quittez pas la rhétorique pour les eaux plus calmes de la raison pure » (La Science en action, 1987). Les textes scientifiques pourraient alors être mis au même niveau que les fictions romanesques ? Il n’y aurait pas de vérités scientifiques, seulement des opinions qui se valent toutes… Il omet de préciser que le discours scientifique est sans cesse confronté – par les scientifiques eux-mêmes, qui polémiquent entre eux – à la réalité observable, et à une obligation d’adéquation avec elle sous peine d’être réfuté. C’est de là qu’il tire sa supériorité. Le religieux, le superstitieux, font exactement l’inverse : quel que soit le constat réel, ils lui trouvent une explication ou une justification dans leurs croyances et leurs textes sacrés, immuables par définition.

La « vérité » en science

La question de la « vérité » en science n’en est pas moins complexe. Elle est bien différente de ce que nous appelons ainsi dans le langage courant, et qui signifie une adéquation entre l’intellect et la chose. « Cette chaise existe » est un énoncé vrai. Mais la vérité en science est forcément différente, puisque la chose à juger n’est jamais directement accessible. Nous entendons bien autre chose par « vrai » lorsque nous affirmons que des théories scientifiques, ensembles complexes d’hypothèses, sont « vraies ». Et nous parlons bien ici des « sciences de la nature », dites parfois, malencontreusement, « dures » ou « exactes ».

Lorsque Darwin défendait les mécanismes de l’évolution des espèces, il était confronté à deux difficultés. Sa théorie ne permettait pas de concevoir les expériences nécessaires à sa vérification, et elle était confrontée à l’âge de la terre, dont l’estimation faisant consensus parmi les physiciens était de quelques dizaines de millions d’années. Kelvin faisait remarquer que la terre était donc trop jeune pour avoir abrité des phénomènes aussi lents que ceux décrits par Darwin. C’est celui des deux discours qui correspondait le mieux aux critères de scientificité qui s’est finalement avéré faux, quand de nouvelles connaissances et méthodes de datation de l’âge de la terre l’ont « vieillie » de plusieurs milliards d’années.

Les scientifiques ont depuis longtemps intégré la réalité des limites auxquelles ils sont confrontés : théoriques, techniques, et même culturelles.

Le scientifique a besoin d’un cadre théorique pour faire de la science. Soit il utilise celui qui fait consensus dans la communauté scientifique, soit il en propose un autre, et c’est un rapport de forces qui s’engage, pour savoir quel paradigme prévaudra.

Il subit aussi les limites des outils d’expérimentation et d’analyse, qui lui sont indispensables. La position d’un électron est ainsi impossible à déterminer précisément, car pour « l’observer », il faut un photon dont le choc en modifie inévitablement la position : c’est le principe d’incertitude d’Heisenberg. A cette échelle, on est contraint d’inventer des modèles, dont l’adéquation avec la réalité ne peut être qu’indirectement et partiellement vérifiée, et qui intègrent inévitablement une dimension probabiliste.

Science en évolution… et révolutions

De façon encore plus générale, Einstein et Infeld (autre physicien d’envergure) écrivaient dans L’Evolution des idées en physique : « Les concepts physiques sont des créations libres de l’esprit humain et ne sont pas, comme on pourrait le croire, uniquement déterminés par le monde extérieur. Dans l’effort que nous faisons pour comprendre le monde, nous ressemblons quelque peu à l’homme qui essaie de comprendre le mécanisme d’une montre fermée. » Ils rompaient avec la conception naïve qui voudrait qu’une théorie scientifique soit une « image » fidèle de la réalité. Elle se rapprocherait davantage d’un « modèle » permettant moins « d’expliquer » la réalité que de la prédire. Ce qui dans leur esprit n’en faisait pas pour autant une croyance, puisque sans cesse soumise à réfutation. C’est pourquoi ils refusaient d’écarter de leur propre discours la référence aux termes traditionnels de vérité ou d’objectivité.

La science n’énonce donc pas de vérité immuable et elle ne progresse pas de façon graduelle, vers des théories de plus en plus vraies. Elle alterne des périodes de stabilité (la « science normale » selon l’épistémologue Thomas Kuhn) où les paradigmes en place font consensus et des périodes de crise où la légitimité de ces paradigmes est remise en cause, à cause d’une divergence devenue inacceptable par rapport à la réalité observable. Ces paradigmes sont alors soit réformés soit remplacés par d’autres suite à une révolution scientifique, qui redéfinit ce que l’on pourra désormais considérer comme « vrai », mais aussi les critères de scientificité d’une théorie.

Drôle de « vérité », évolutive et jamais « vérité vraie ». Drôle de travail d’imagination, de bricolage, d’expérimentation et d’auto-réfutation que celui du savant, qui nous rappelle ces mots de Bertolt Brecht (Histoires d’almanach) : « ‘‘A quoi travaillez-vous ?’’ demanda-t-on à Monsieur K. Monsieur K. répondit : ‘‘j’ai beaucoup de mal, je prépare ma prochaine erreur’’. »

Le capitalisme contre la science

Tout ceci ne conduit pas pour autant à ravaler la notion de vérité en science à l’état de simple croyance. Mais affirmer qu’une théorie scientifique n’est pas une opinion socialement construite n’est pas nier que la science, et ceux qui en font, soient l’objet de multiples influences qui n’ont rien de scientifique.

La science se construit au sein d’une communauté soumise à la fois aux contraintes de l’idéal d’objectivité et aux pressions de son environnement social. Mais il faut faire ici quelques distinctions. D’abord, tout le monde sait comment la communauté scientifique – ayant ses préjugés comme tout être humain – s’est souvent laissé contaminer par les vilaines opinions du temps, contre ses propres normes. Ensuite, les sciences de la nature ont des applications qui contribuent à en fonder la légitimité en garantissant la confrontation avec le réel, mais qui amènent aussi à leur mise en tutelle par le système économique dominant (qui tente de ramener vers la sphère marchande de plus en plus d’activités humaines).

Le capitalisme s’y prend aujourd’hui de différentes manières : en recrutant des chercheurs dans les centres de R&D des entreprises privées, mais aussi en s’engouffrant dans la sphère de la recherche dite publique, que l’État délaisse de plus en plus. Les entreprises privées font littéralement vivre des laboratoires publics de recherche, et se permettent en retour d’en conditionner les thématiques. Les conflits d’intérêt se multiplient, par exemple lorsqu’un même laboratoire de recherche publique est sollicité par des organismes de contrôle et par des entreprises privées supposées être soumises à ces organismes.

Un exemple parlant est celui du décodage du génome humain, qui a longtemps alimenté l’illusion de soigner toutes les maladies. Illusion parce que toutes les maladies ne sont pas génétiques ! Parce que l’adéquation gène-maladie n’est pas si simple ; et que l’épigénétique (la transmission non génétique de certains caractères) reste encore très mal connue. Les États riches ont mis des sommes colossales pour subventionner les entreprises privées engagées dans ce décodage. Ces dernières ont été les principales bénéficiaires de l’opération, ont spéculé pendant des décennies sur le potentiel thérapeutique (largement surestimé) ouvert par ce décodage.

Mais peu importe : il fallait orienter la recherche vers des applications susceptibles de générer du profit, et pour cela l’enfermer dans le carcan théorique du « tout génétique ». La pression du capitalisme ne conduit donc pas seulement à orienter la recherche vers des domaines moins socialement utiles que d’autres, ou dans des directions dangereuses pour l’humanité. Elle produit aussi des « idéologies scientifiques », qui sont anti-scientifiques mais s’épanouissent dans les labos et les esprits de nombreux scientifiques. C’est une torsion des théories scientifiques, et même une courbure de ce que certains scientifiques envisageront comme « de la science ».

L’institution scientifique est donc largement critiquable, comme toute institution dans le cadre du système capitaliste (l’école, l’université, l’hôpital…). Mais il y a un glissement qu’il ne faut pas opérer : attribuer à la science elle-même les torts de cette institution et les dangers que le capitalisme y crée. Il faut prendre le temps de faire le tri entre ce qui est à rejeter et ce qui est à retenir des productions faites dans le cadre ce système que nous combattons, sans tout rejeter en bloc.

Wafa Guiga et Yann Cézard
dans la revue L'Anticapitaliste n° 53 (avril 2014)

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Pour aller plus loin :
Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques (Champs Flammarion)
Hubert Krivine, La terre, des mythes au savoir (Cassini)
Albert Einstein et Léopold Infeld, L’évolution des idées en physique (Champs Flammarion)
Gérard Lambert, La légende des gènes (Dunod)

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