Argentine : fin de règne pour le kirchnérisme

Explosion de l’inflation qui atteint les 40 % annuels, comme du chômage qui frôle les 20 %, crise de l’industrie automobile et fermetures d’usine, dévaluation de la monnaie et risque de faillite financière… L’Argentine est à nouveau en crise. Les luttes sociales sont à l’ordre du jour et la gauche révolutionnaire y joue un rôle de premier plan. Les ressources politiques du « kirchnérisme » (du nom des présidents successifs, Néstor puis Cristina Kirchner) s’épuisent et tous les acteurs politiques se préparent en vue de son remplacement au pouvoir.

Néstor Kirchner, membre du parti péroniste et de sa supposée aile gauche, avait accédé à la présidence de la République, après les élections de 2003, dans la foulée de l’« argentinazo », la grande révolte populaire qui en décembre 2001 avait chassé le gouvernement en place et ouvert une période de luttes et d’instabilité. L’Argentine était en faillite. Elle ne payait plus sa dette extérieure et ses gouvernements tombaient les uns après les autres. L’État avait dû prendre en charge la tâche de sauver les différents secteurs capitalistes. Une énorme dévaluation servit alors à éponger les dettes. Des couches entières de la population tombaient dans le chômage et la misère.

Le kirchnérisme a été la ressource politique utilisée par la bourgeoisie pour essayer de refermer la crise, grâce aux capacité de contrôle du péronisme sur le mouvement ouvrier et populaire, et à travers une politique de renégociation de ses rapports avec l’impérialisme, dans le cadre d’un virage nationaliste.

Il a connu son essor entre 2003 et 2008. Les prix très favorables du soja, dus à l’émergence de la Chine comme nouvelle puissance sur le marché mondial, ont alors contribué à l’expansion de la production argentine de produits de base, avec l’introduction des OGM et de nouvelles formes de développement capitaliste (contrôle de la production par de grandes entreprises capitalistes). Le cycle récessif s’est inversé et les flux de capitaux se sont également orientés vers l’industrie, surtout l’automobile, ainsi que vers la spéculation immobilière et le système financier. En 2005 puis 2010, la dette a été renégocie. Ses disponibilités en dollars ont permis à l’État de subventionner les groupes capitalistes et de financer les déficits publics.

Néstor Kirchner avait coutume de dire que son programme était la reconstruction d’une bourgeoise nationale. Ce à quoi il est parvenu est en fait l’agrégation de groupes capitalistes anciens et nouveaux centrés sur la production et la commercialisation du soja, les contrats avec l’État, les affaires avec le Venezuela, les services. Le capital étranger est resté dominant, même s’il a dû composer avec une intervention croissante de l’État argentin. Il y a eu un certain développement de secteurs de haute technologie, même si leur rôle est resté marginal.

Mais le déclin du nouveau « modèle » a commencé dès 2008, avec l’irruption de la crise capitaliste mondiale. Contraint d’infléchir sa politique, le nationalisme de Kirchner s’est alors efforcé de normaliser ses relations avec les marchés financiers.

Négociations et accords secrets

Le gouvernement Kirchner était arrivé à un accord avec 93 % des créanciers de la dette extérieure (125 milliards de dollars). Kirchner a toujours présenté cet accord comme une « victoire », puisque ne devaient être remboursés que 30 % de la valeur nominale des dettes ; en réalité, la renégociation et les versements qui ont suivi ont permis une revalorisation générale des titres figurant dans les bilans de banques et enrichi les grands groupes capitalistes. Seuls quelques secteurs – tels que les fonds de retraite italiens – ont perdu une partie de leur mise de départ. Comme le dit la présidente Cristina, l’Argentine a respecté ses engagements à la lettre et est devenue le « payeur les plus fiable du monde ».

Pour faire accéder l’Argentine au rang de pays capitaliste respecté, le gouvernement a conclu des accords avec le Club de Paris, REPSOL (la société espagnole d’hydrocarbures, dont une partie des actifs dans le pays avaient été nationalisés – avec indemnités) et le CIADI, tribunal de la Banque mondiale chargé de « régler » les conflits entre États et groupes capitalistes. A chaque fois, le gouvernement « anti-impérialiste » a accepté les demandes du grand capital.

A travers ces négociations, l’Argentine voulait en réalité faire valoir ses nouveaux atouts, en particulier le gisement de pétrole de Vaca Muerta et plus généralement l’exploitation pétrolière et minière, gaz de schiste inclus. La présidente Kirchner s’est permis de dire que l’Argentine pouvait devenir une nouvelle Arabie Saoudite. Un accord vient d’être signé avec Chevron (la deuxième compagnie pétrolière des États-Unis) sur les investissements de Vaca Muerta, accord dont le gouvernement argentin maintient les clauses secrètes. Pour compléter le tableau, le Congrès des députés va maintenant examiner un projet de loi sur l’exploitation du pétrole, très favorable à Chevron et aux groupes pétroliers internationaux.

Une nouvelle crise de la dette

Mais alors que ce nouveau volet de la valorisation de l’Argentine sur le marché mondial demande une normalisation des relations financières, un nouveau problème est apparu. Des « fonds vautours » (fonds d’investissements spéculatifs spécialisés dans l’achat à bas prix de dettes émises par des débiteurs en difficulté) qui détiennent une partie des 7 % de la dette non renégociés en 2005 et 2010 ont obtenu une décision favorable d’un juge de New York, confirmée ensuite par la Cour suprême des Etats-Unis. Ce jugement veut obliger le gouvernement argentin à payer 100 % de la valeur nominale des titres détenus par ces fonds d’investissement. S’il ne s’agit en principe de 1,5 milliard de dollars, les répercussions sur le reste de la dette pourraient porter la note à des dizaines de milliards. L’Argentine refuse pour le moment d’exécuter le jugement et demande une nouvelle négociation.

L’affaire des fonds vautours est devenue un problème pour l’ensemble du système financier international. Le juge empêche les autres paiements de l’Argentine aux États-Unis, ce qui pourrait affecter l’ensemble des accords sur la dette. Martin Wolf (éditorialiste du Financial Times) défend la position de l’Argentine, en soulignant qu’accepter ce jugement conférerait à un obscur juge de New York plus d’autorité qu’aux banques et au FMI. Toute renégociation de la dette d’un pays deviendrait impossible. Les conflits entre créanciers et débiteurs ne pourraient trouver aucune forme de résolution ferme et définitive. Les fonds vautours essaient en fait de se placer dans les meilleures conditions pour tirer d’immenses profits spéculatifs des titres de la dette argentine et d’autres pays, ainsi que pour obtenir les meilleurs taux sur les émissions futures. La dette est un cercle infernal, que seule pourrait briser sa non reconnaissance, qui ouvrirait la voie à une rupture avec le système financier international et ses effets néfastes sur les pays endettés et les populations.

Le gouvernement présente l’affrontement en cours comme un conflit entre la patrie et l’impérialisme. Il demande à la population de le soutenir et au mouvement ouvrier de renoncer à toute revendication salariale pour ne pas faire le jeu de la droite. Le grand capital exige une dévaluation brutale et de nouvelles concessions pour sortir de l’impasse. Une solution de droite est aujourd’hui à l’ordre du jour pour les fractions les plus concentrées du capital argentin. Cristina Kirchner hésite, improvise des « solutions » sans lendemain et demande l’aide du Pape.

Le mouvement ouvrier et la mobilisation populaire

A la différence du péronisme en 1945, Kirchner n’a pas pu, même à ses débuts, soumettre le mouvement ouvrier et populaire à un contrôle politique, bureaucratique et répressif. Il a pactisé avec la bureaucratie, totalement corrompue et haïe, qui gère les syndicats depuis les années 1960. Mais l’expérience de la décennie 1990-2000, l’expression démocratique de la population, l’intervention des masses dans l’« argentinazo » et la place gagné par la gauche révolutionnaire ont constitué des barrières infranchissables.

A la différence là aussi du premier péronisme, les « réformes sociales » que le kirchnérisme dit avoir introduites n’ont modifié les conditions d’exploitation qu’à la marge. Les années d’expansion ont permis une augmentation du nombre des salariés, tout comme des salaires dans certains secteurs (et c’est un élément de renforcement du mouvement ouvrier), ainsi qu’une certaine diminution du travail au noir, mais la baisse du chômage a été due avant tout à des programmes gouvernementaux d’assistance, avec des subventions à l’emploi précaire et des salaires de misère.

Le chômage atteint aujourd’hui près 20 % de la population active (entre 200 000 et 300 000 chômeurs supplémentaires sont prévus sur l’année en cours) et la chute des salaires en 2014 variera entre 7 et 10 %. Ces dix dernières années, l’automobile avait été une branche en développement ; elle est aujourd’hui en déclin, avec des fermetures d’usine à tous les niveaux de la chaîne de production. Et le gouvernement de Cristina Kirchner met actuellement en place un programme d’austérité et d’ajustement.

Les conflits se multiplient dans les entreprises. La gauche révolutionnaire, notamment à travers les composantes (Parti ouvrier, Parti des travailleurs pour le socialisme, Gauche socialiste) du FIT (Front de la gauche et des travailleurs), se trouve à la direction de plusieurs de ces conflits et exerce une influence croissante dans les secteurs combatifs de la classe ouvrière. Le patronat, avec l’aide directe de directions syndicales totalement corrompues, comme avec celle des mesures répressives du gouvernement, répond par des mesures de lock-out et des licenciements de militants. Le mouvement ouvrier résiste par la grève, les piquets de grève, les manifestations de rue, les coordinations par en bas.

Le 28 août 2014, à l’appel de trois des cinq confédérations syndicales du pays, a eu lieu une nouvelle journée de grève générale contre le gouvernement de Cristina, après celles du 20 novembre 2012 et du 10 avril 2013. Le quotidien de droite La Nación titrait le 29 août qu’ « avec l’importance des piquets, l’extrême gauche a capitalisé la grève ». Le gouvernement utilise la provocation et la répression. Il accuse l’extrême gauche d’être à la remorque de la bourgeoisie, qui préparerait non seulement un virage à droite mais y compris un coup d’Etat.

Tout en assurant une solidarité active les luttes ouvrières et populaires en Argentine, il nous faut plus que jamais être attentifs à l’évolution de la situation dans ce pays, où les responsabilités de la gauche révolutionnaire deviennent réellement importantes.
 
Marcelo N
Revue L'Anticapitaliste n° 58 (octobre 2014),

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