Le Bund, un mouvement révolutionnaire contre l’oppression antisémite et le sionisme

Bella Shapiro, leader du Bund à Lublin, parle lors du 1er mai (1935 ou 36)
Avant la Première Guerre mondiale, ce ne fut pas le sionisme mais le Bund qui parvint à organiser des dizaines de milliers de Juifs opprimés dans l’Empire russe…

Tout dans leur situation les amenait soit à l’exil, soit aux sentiments révolutionnaires. On sait à quel point nombre de révolutionnaires du mouvement socialiste russe venaient de cette communauté. La première organisation ouvrière révolutionnaire significative, constituée à une échelle nationale sur le sol russe, fut d’ailleurs une organisation juive. Le Bund, « Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie », fut fondé en 1897 à Wilno (Vilnius, en Lituanie). C’était un parti socialiste révolutionnaire. Il n’avait pas au départ l’intention de constituer un « parti juif ». Mais il se considérait comme une organisation marxiste, « social-démocrate travaillant dans le milieu juif ». En l’occurrence, il s’adressait à la majorité des Juifs du monde… dans leur langue, le yiddish.

Dans le cadre de sa lutte pour une Russie démocratique et socialiste, sans revendiquer la création d’un État territorial juif, il œuvrait à la construction d’une « nationalité juive de langue yiddish ». Les bundistes constituaient des milices d’autodéfense, luttaient pour abattre le régime et obtenir l’égalité des droits, et cherchaient également à développer une vie culturelle et coopérative (voire autogestionnaire comme on dirait aujourd’hui) juive, à construire une sorte « d’autonomie nationale-culturelle ». Non sans rompre avec les « traditions », puisque le Bund luttait contre le poids des dignitaires religieux réactionnaires, se proclamait athée, revendiquait l’égalité des hommes et des femmes. Les rabbins s’en indignaient et leur reprochaient de rompre « l’unité juive » en offensant la religion et en organisant des grèves contre des patrons juifs.

Si le programme d’émancipation nationale des Juifs du Bund pouvait sembler contradictoire, Georges Plekhanov leur faisait cependant une mauvaise querelle (grand-russe ?) en les qualifiant de « sionistes qui ont le mal de mer ». D’ailleurs, le Bund fut pendant longtemps une composante importante du POSDR (parti ouvrier social-démocrate de Russie), tandis que d’autres militants d’origine juive construisaient ce parti (et ensuite ses fractions bolchevique et menchevique) sans mettre en avant une quelconque spécificité juive.

Contre l’impasse du sionisme

D’un côté, les bundistes condamnèrent ainsi le sionisme lors de leur quatrième congrès : « le sionisme est une réaction de la classe bourgeoise contre l’antisémitisme et la situation anormale du peuple juif. Le sionisme politique érigeant pour but la création d’un territoire pour le peuple juif ne peut prétendre résoudre la question juive (…) ni satisfaire le peuple dans son ensemble. »

C’est que le projet sioniste était à la fois colonialiste dans son essence et profondément inadapté à la situation des six millions de Juifs d’Europe centrale (les deux tiers des Juifs du monde !). Ceux-ci constituaient de plus en plus une véritable « nationalité » particulière, en développant leurs institutions culturelles, leur langue, en tentant même de survivre et se faire respecter contre l’hostilité des États nationalistes en cours de construction, autour d’eux et contre eux. Et ils n’avaient rien à faire du sionisme. Leur existence était en Europe. La césure sociale et culturelle entre sionisme et bundisme était symbolisée par la volonté des sionistes de faire de l’hébreu la langue du futur État, soit la langue de la religion que personne ne parlait dans la vie quotidienne, et surtout pas les classes populaires. Le yiddish (parlé par 8 à 10 millions de personnes entre les deux guerres !) était pour eux le « sale jargon de la rue ».

D’un autre côté, un « peuple juif » se développait bien, d’une certaine façon, dans cette partie de l’Europe. Fruit du mûrissement de conditions culturelles particulières, et bien entendu de la puissance des préjugés antisémites et de l’hostilité grandissante de la plupart des États. Il y avait bien une question nationale juive, de plus en plus vive, à laquelle le Bund tentait d’apporter des réponses.

Une large partie des militants juifs de l’Empire russe – bundistes et même sionistes socialistes – se rallièrent à la révolution d’Octobre et souvent rejoignirent les bolcheviks. En 1922, le Bund cessa d’exister comme parti indépendant dans la nouvelle Union soviétique. Beaucoup d’anciens militants du Bund furent les victimes des purges staliniennes des années 1930, alors que le Bund restait un parti important en Pologne. Mais après la guerre il n’eut plus qu’une existence symbolique : nazisme et stalinisme l’avaient pour l’essentiel anéanti.

Yann Cézard
dans la revue L'Anticapitaliste n° 61 (janvier 2015)



A lire sur le Bund :
  • Henri Minczeles, Histoire générale du Bund, un mouvement révolutionnaire juif (Ed. Denoël, 1999).
  • Nathan Weinstock, Le Pain de misère. Histoire du mouvement ouvrier juif en Europe (La Découverte, 2002).

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