Répression : dénoncer un « tournant bonapartiste » ou insister sur la nécessité de changer le rapport de force ?

Les événements récents donnent au combat contre la répression une place importante dans notre réflexion et notre activité : peines de prison ferme pour des militants ayant participé aux manifestations interdites en soutien à Gaza durant l’été 2014, révocation de notre camarade Yann de La Poste, sanctions et poursuites qui se succèdent dans les entreprises (automobile, inspectrice du travail de Tefal, etc.), assassinat de Rémi Fraisse, condamnation à de la prison ferme pour notre camarade Gaëtan qui avait pris part à une manifestation interdite contre la répression policière et, enfin, adoption de la loi sur le Renseignement.

Dans le dernier numéro de leur revue Révolution Permanente, nos camarades du Courant Communiste Révolutionnaire du NPA (CCR) développent leur analyse de ce qu’ils désignent comme un « tournant bonapartiste dans la France de Hollande et Valls », en expliquant qu’une « refonte du paysage politico-idéologique (…) s’est esquissée, clairement marquée par un tournant autoritaire de l’exécutif ». Nous souhaitons dans ces colonnes débattre fraternellement avec eux et préciser notre point de vue.

Un changement de régime ?

L’idée d’un changement brusque de la nature du régime politique est probablement exagérée. Rappelons l’intervention du GIPN contre les postiers de Bègles en 2005, la mise en examen de grévistes lycéens de 2005, la répression sans merci du soulèvement des banlieues fin 2005 (déjà de nombreuses peines de prison à cette occasion) ou encore les peines de prison dans le cadre de la répression du mouvement contre le CPE de 2006. La question ne se résume évidemment pas au nombre d’interventions policières « musclées », d’interpellations, de peines de prison ou autres cas de répression, mais ce rappel démontre que la politique menée par Hollande et Valls se situe dans la continuité – et sans doute dans l’approfondissement – de celle menée depuis de nombreuses années.

En réalité, cela fait près de 20 ans que les principaux Etats impérialistes se préparent à répondre à des situations de mouvements de masse urbains. La France, les Etats-Unis et Israël, entre autres, mènent des programmes de recherche militaire sur les techniques contre-insurrectionnelles, en particulier dans le domaine des armes non-létales [1] : on peut par exemple évoquer les bombes au phosphore blanc utilisées à Gaza par l’armée israélienne en 2009, ou les bombes à billes employées à Siliana en Tunisie en 2012, qui ne tuent pas forcément mais qui mutilent pour terroriser. Les polices et les armées des principales puissances sont déjà équipées pour faire face à des soulèvements de masse avec une recherche du moindre coût politique.

En attendant ce type d’explosions sociales, la bourgeoisie française comprend bien à quel point la situation est instable, même si elle est encore largement sous son contrôle. Elle restreint progressivement les libertés démocratiques, sans pour autant se passer de la démocratie parlementaire et des mécanismes classiques d’intégration des directions réformistes. Elle recourt à la répression de manière encore sélective, contre des secteurs qu’elle veut isoler pour des raisons politiques : il s’agit de stigmatiser les jeunes des quartiers populaires en tant que « classes dangereuses », et de réprimer les équipes militantes qui mettent en œuvre une politique « lutte de classe » (postiers du 92, Jean-Pierre Mercier, militants de la Confédération paysanne, etc.).

La clé : les évolutions du mouvement ouvrier

Un degré a certes été atteint en matière de violence de la répression. Mais les principaux changements ne sont probablement pas à chercher du côté de la politique de la classe dirigeante. L’évolution progressive vers la droite des organisations ouvrières traditionnelles laissent un espace, par défaut, aux militants d'extrême gauche qui, du coup, sont plus exposés à la répression et plus isolés : lors des mises en examens des lycéens de 2005, le collectif unitaire avait regroupé la quasi-totalité des organisations de gauche, alors que la réaction a été bien plus laborieuse suite à la condamnation de Gaëtan à une peine de prison ferme, par exemple. Aujourd’hui, nos difficultés sont essentiellement liées au recul du rapport de force global : c’est l’absence de luttes de masses, en dépit des possibilités, qui renforce l’isolement des militantes et militants combatifs. Les aspects « bonapartistes », autoritaires du régime de la Vème République lui sont intrinsèques et se renforcent, effectivement. Mais la qualification de « tournant bonapartiste » ne correspond pas à la réalité : la bourgeoise française et son personnel politique semblent avoir bien d’autres cartes en main pour contenir les risques d’explosions sociales, notamment la politique de dialogue social menée par les directions syndicales. Faire de la dénonciation d’un tel tournant un axe politique central ne permettrait d’ailleurs pas de s’adresser efficacement aux jeunes et aux travailleurs, y compris aux plus politisés d’entre eux.

Tirer les bonnes conclusions

Les analyses alarmistes peuvent conduire à de mauvaises conclusions. Certains ont tendance à affirmer l’existence d’un « danger fasciste » en plaquant les schémas des années 1920 ou 1930 sur la réalité actuelle, ou déclarent un peu vite que le mouvement ouvrier n’a plus de capacités réelles de mobilisation. Ces raisonnements nourrissent une logique de peur et de perte de confiance dans la force de notre classe sociale. Ils contribuent à pousser ceux qui les tiennent à se raccrocher aux forces réformistes, qui seraient les seuls points d’appui possibles. Bien sûr, parler de « tournant bonapartiste » ne conduit pas automatiquement à de telles conclusions, qui ne sont évidemment pas celles du CCR. Mais comprendre que nous n’en sommes pas encore là permet de saisir à quel point la tâche qui consiste à renforcer la bataille contre la répression, par exemple autour des cas de Gaëtan et de Yann, est une nécessité qui reste subordonnée à notre tâche centrale : donner confiance en la possibilité de construire une contre-offensive des travailleurs.

Javier Guessou

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[1] Voir La mondialisation armée, le déséquilibre de la terreur, C. Serfati, Textuel, 2001.

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