La Guerre de Sécession, ou comment les esclaves mirent fin à l’esclavage

C’est l’extraordinaire mobilisation du peuple afro-américain qui a fait pencher la balance en faveur des forces du Nord, en arrachant dans le même temps sa propre libération et une série d’acquis politiques sociaux… que les capitalistes réunis du Nord et du Sud allaient cependant vite remettre en cause.

Il y a 150 ans, aux États-Unis, la victoire du Nord lors de la Guerre de Sécession mit fin à plusieurs centaines d’années d’esclavage et de traite des Noirs. Cependant, ce n’était pas l’objectif initial des politiciens et capitalistes du Nord. Le risque d’une défaite les a forcés à promettre la liberté aux esclaves, ce qui a enclenché chez ceux-ci un mouvement de révolte que l’historien noir W.E.B. Du Bois a qualifié de « grève générale »[1]. Ce mouvement a permis la victoire du Nord et l’établissement dans le Sud du régime politique et social le plus démocratique que les États-Unis aient connu, jusqu’à son abandon par les politiciens du Nord et la mise en place de la ségrégation.

Deux systèmes productifs concurrents, puis antagonistes

Dès l’établissement des colonies britanniques en Amérique du Nord, deux système productifs différents se sont développés au Nord et au Sud[2]. Au nord, la campagne était dominée par la petite paysannerie propriétaire qui produisait avant tout pour sa propre subsistance, les villes y étant dominées par le capital marchand. Au sud, il existait une agriculture de plantation, fondée sur l’esclavage, la traite et la domination d’une aristocratie terrienne très minoritaire à côté d’une petite paysannerie blanche pauvre.

La principale production agricole du Sud est alors le coton pour l’exportation, qui correspond aux besoins de l’industrie textile anglaise en pleine expansion. Les marchands du Nord commercialisaient le coton du Sud et, lors de la guerre d’indépendance (1775-1783), paysans et marchands du Nord et aristocrates esclavagistes du Sud luttèrent conjointement contre l’Angleterre afin de pouvoir accéder à un développement autonome.


Cependant, les petits paysans du Nord craignaient, si le Sud se renforçait, d’être remplacés par de la main-d’œuvre esclave. Et les aristocrates du Sud avaient peur qu’un régime démocratique donne vite l’avantage au Nord dont les villes connaissaient une expansion démographique importante. La Constitution américaine (1787) conférait aux propriétaires d’esclaves des votes additionnels à hauteur de trois cinquièmes du nombre des esclaves qu’ils possédaient. Il est ironique de remarquer que plusieurs des rédacteurs de la Déclaration d’Indépendance (1776), qui proclame que « tous les hommes sont créés égaux et indépendants, et de cette création découlent des droits inhérents et inaliénables parmi lesquels la préservation de la vie, la liberté et la poursuite du bonheur », étaient de grands propriétaires d’esclaves, à l’instar de Thomas Jefferson.

La ligne Mason-Dixon (entre la Pennsylvanie qui abolit l’esclavage en 1780 et le Maryland, étendue à l’ouest en 1820) fixait la limite entre États esclavagistes au Sud et non-esclavagistes au Nord.

Cependant, le développement économique du Nord allait remettre en cause ce compromis. La petite propriété paysanne d’autosubsistance du Nord se transforma en production agricole pour le marché, intérieur et mondial, et l’industrie prit le pas sur le commerce dans les villes. Au cours de la première moitié du 19e siècle, les banques aidées par l’État se lancèrent dans la spéculation sur les terres agricoles au Nord. La petite propriété d’autosubsistance était fondée sur l’abondance et le coût modeste des terres. L’augmentation du prix de la terre, qui devint une marchandise, rendit nécessaire pour les fermiers de disposer de liquidités pour acheter des terres et pour emprunter.

Cela les poussa à produire pour le marché. Ils durent se spécialiser, en achetant les outils et textiles qu’ils produisaient auparavant eux-mêmes. L’exploitation du travail familial ne suffit plus, il fallut embaucher des ouvriers agricoles. Ceux-ci se trouvèrent parmi les fermiers qui n’avaient pas la fortune nécessaire pour s’adapter au marché. Les autres fermiers, ruinés, allèrent grossir la population des villes qui devinrent de véritables centres manufacturiers.

Les secteurs industriels liés à la production agricole (production d’outillage, transport, conditionnement alimentaire, etc.) se développèrent. L’agriculture du Nord était bien plus productive que celle du Sud. Le recours à la main-d’œuvre salariée, coûteuse, incita les fermiers du Nord à augmenter la productivité de chaque ouvrier agricole et à investir dans des outils de plus en plus performants. Au Sud, l’abondance de main-d’œuvre peu chère rendait superflue la rationalisation de la production : il suffisait d’ajouter de la main-d’œuvre (quasi gratuite) ou d’augmenter la surface cultivée. La productivité agricole dans le Sud resta peu élevée, un phénomène accentué par la faible division du travail : quasiment tout ce qui servait au travail et à l’entretien des esclaves, outils, textiles, était fabriqué sur la plantation. Ainsi le Nord voyait dans le Sud un énorme gâchis économique, qu’il n’était cependant pas prêt à remettre en cause.

Les intérêts du Nord et du Sud finirent par rentrer en conflit dans les années 1850, autour de la question de l’Ouest. Alors que le massacre des tribus indiennes libérait à l’Ouest de nouveaux territoires, la question se posait : l’esclavage y serait-il légal ? Le Nord était prêt à tolérer l’immense gâchis économique du mode de production esclavagiste au Sud, mais il ne renonça pas aux profits faramineux escomptés de l’extension de l’agriculture capitaliste à l’Ouest. D’autre part, alors que le Nord souhaitait établir de fortes barrières douanières afin de développer une production industrielle autonome et ne plus avoir à être en compétition avec les produits étrangers, le Sud qui reposait principalement sur les exportations de coton souhaitait des barrières douanières faibles.

Entre 1854 et 1861, des affrontements eurent lieu au Kansas entre des groupes pro-esclavage et anti-esclavage revendiquant chacun leur bon droit en l’absence de législation fédérale, chacun avec des complicités au Nord et au Sud. En 1859, le pasteur abolitionniste John Brown fut exécuté à Harper’s Ferry, en Virginie, après avoir essayé d’attaquer une armurerie et de distribuer des armes aux esclaves pour fomenter une révolte. C’est le Sud qui provoqua la guerre en déclarant sa sécession du Nord, c’est-à-dire la constitution des Etats esclavagistes en une Confédération d’États séparée de l’Union, avec pour capitale Richmond, Virginie, et comme président Jefferson Davis, et en attaquant Fort Sumter en avril 1861.

La « grève générale » des esclaves

Au début de la guerre, le but des politiciens du Nord était de maintenir l’Union sans toucher à l’esclavage dans le Sud. Le président de l’Union, le Républicain Abraham Lincoln, déclarait en août 1862 : « mon objectif par-dessus tout dans cette lutte est de sauver l’Union, et ce n’est ni de sauver ni de détruire l’esclavage ». Le camp anti-esclavagiste au Nord était représenté alors par les Républicains radicaux ou par les Abolitionnistes, mais les uns et les autres étaient très minoritaires. Les abolitionnistes étaient divisés, certains comme Frederick Douglass, ancien esclave noir, favorables de plus en plus à une lutte autonome et armée du peuple noir, d’autres comme William Lloyd Garrison, souhaitant l’alliance avec les Républicains et remettant la lutte anti-esclavage dans les mains du gouvernement fédéral.

Au début, le Sud domina largement une guerre de position. C’était une guerre de tranchées au niveau des frontières entre Nord et Sud, avec une utilisation massive de l’artillerie et des assauts sanglants. Ni le Nord ni le Sud n’étaient préparés à un conflit d’une telle intensité, mais le Sud résistait mieux. Son économie, reposant sur les quatre millions d’esclaves travaillant dans les champs, permettait aux aristocrates d’enrôler les Blancs pauvres dans l’armée tout en maintenant un appareil productif fonctionnel. Le Nord eut recours à la conscription chez les fermiers et dans la population urbaine, qui se révolta à plusieurs reprises. Le paroxysme fut atteint à New York dans les Draft Riots (émeutes de la conscription) de juillet 1863 dans lesquelles la population pauvre refusa la conscription, attaquant les beaux quartiers en même temps qu’elle lynchait des Noirs.

Abraham Lincoln fit la Proclamation d’Émancipation en janvier 1863, promettant à tous les esclaves la liberté, afin de détruire le principal pilier de l’économie sudiste. Cette promesse provoqua la « grève générale des esclaves ». Les chiffres varient, mais peut-être un demi-million d’esclaves fuirent le Sud et toute une partie se mit au service de l’armée de l’Union. Ceux qui restaient dans les plantations ralentissaient les cadences afin de gêner l’économie de guerre sudiste.

Les politiciens du Nord furent d’abord réticents à se servir des Noirs, mais de nombreuses lettres d’officiers nordistes faisaient voir le bénéfice de les enrôler. Les anciens esclaves constituèrent les troupes les plus déterminées et les plus courageuses de l’armée de l’Union. Certains Noirs furent même admis comme officiers ou sous-officiers. Alors que certains officiers nordistes s’en servaient comme chair à canon, pour d’autres, il s’agissait de troupes d’élite avec lesquelles ils étaient « honorés d’avoir combattu ».

A partir de le défaite du Sud à la bataille de Gettysburg, Pennsylvanie, en juillet 1863, le Nord alla de victoire en victoire, malgré des combats féroces et sanglants, jusqu’à la reddition du commandant général des forces sudistes, le général Robert E. Lee, en avril 1865 à Appomattox, Virginie.

Reconstruction... et ségrégation

A la fin de la guerre, le Sud était dévasté et il y avait une nécessité pour le Nord de le réorganiser politiquement et économiquement afin d’empêcher les tentatives de rétablissement de l’esclavage et de le rendre productif à nouveau. Si la fin de l’esclavage n’était pas le but premier des politiciens du Nord au début de la guerre, sa chute constitua pour eux une opportunité de moderniser le Sud.

Bien des propriétaires d’esclaves avaient fui leurs terres. La fin du conflit, notamment la « marche à la mer » du général nordiste Sherman, s’était accompagné d’une politique de la terre brûlée. Sur certaines propriétés, les anciens esclaves s’étaient partagé les terres ou les cultivaient ensemble. Mais beaucoup de terres étaient à l’abandon. La fin de la guerre à elle seule n’avait pas mis un terme à la résistance de l’aristocratie esclavagiste : malgré la loi, celle-ci tenta de terroriser les Noirs et de maintenir le même système de domination par l’intimidation et la violence.

Le Ku Klux Klan, organisation suprémaciste blanche, fut fondé en 1865 au Tennessee. Ses membres, vêtus de robes et se proclamant « chevaliers de la race blanche », attaquaient les Noirs et tentaient de faire régner une atmosphère de terreur. Le président Andrew Johnson, successeur de Lincoln, assassiné à la fin de la guerre, décida de maintenir l’armée de l’Union – désormais l’armée fédérale – dans le Sud comme armée d’occupation.

Cependant, les politiciens nordistes se rendaient compte qu’une simple occupation militaire ne suffirait pas pour dompter le Sud. Toute une série de mesures politiques, économiques et sociales furent prises afin de faire des anciens esclaves des alliés dans la lutte contre l’aristocratie blanche. Les Noirs devinrent électeurs et éligibles, et l’armée s’assura qu’ils puissent voter dans de bonnes conditions, sans la pression des aristocrates. Ils furent élus à de nombreux postes (mairies, assemblées d’État) et renversèrent complètement le système politique esclavagiste.

Les autorités promirent « 40 acres et une mule » à chaque ancien esclave. Le bureau des hommes libres (Freedman’s Bureau) était chargé d’organiser l’activité économique dans le Sud. Selon les localités, il eut des rôles différents : de la répartition des terres vacantes à l’expropriation des esclavagistes sous pression des anciens esclaves. Si les Blancs pauvres furent tout d’abord dubitatifs, ils se sont associés à la Reconstruction et la situation est devenue beaucoup plus favorable que sous l’esclavage : ils trouvaient un accès à de meilleures terres qui étaient auparavant réservées aux plantations et disposaient désormais d’une voix politique dont ils étaient auparavant privés.

Cependant, au fur et à mesure que le risque que l’esclavage se remette en place s’estompait, les politiciens et capitalistes du Nord se trouvèrent confrontés à un autre problème. Les plantations du Sud avaient été remplacées par toute une série de petites propriétés de subsistance cultivées en commun ou individuellement par les anciens esclaves et les Blancs pauvres. Or, l’exploitation agricole non plus esclavagiste mais capitaliste du coton et son exportation pour le marché mondial devaient rapporter bien plus de profits. De plus, la démocratie radicale du Sud, où chaque citoyen était appelé à jouer un rôle dans la prise des décisions et leur exécution, n’était pas la démocratie libérale du Nord, qui différenciait citoyens « actifs » et « passifs ».

Le Nord se désengagea peu à peu de la Reconstruction, avant d’y mettre fin en retirant les troupes fédérales du Sud en 1877. Sans la protection de l’armée, les anciens esclaves se retrouvèrent seuls, abandonnés par les Blancs pauvres que l’absence de protection militaire et les prébendes promises par les aristocrates au nom de « l’unité de la race blanche » convainquirent de changer de camp.

La terreur s’abattit dans le Sud, associée à la mise en place de la ségrégation, autorisée en 1896 par l’arrêt « Plessy contre Ferguson » de la Cour suprême. Noirs et Blancs devaient vivre « séparés et égaux ». En fait les Noirs devinrent des citoyens de seconde zone, ayant accès à des équipements de moindre qualité. Pour voter et être éligible, il était désormais nécessaire de savoir lire, ce qui était le cas de bien peu d’anciens esclaves. La terreur du Klan s’assura que les Noirs même alphabétisés n’aillent pas voter.

L’espace démocratique ouvert par la Reconstruction disparut. Les marchands blancs, seuls présents dans des localités isolées, faisant payer des prix scandaleux pour des denrées de base, assurant ainsi l’endettement des Noirs. Beaucoup furent forcés de retourner travailler dans les plantations pour des salaires de misère. La ségrégation se mit en place, mettant fin à un des moments de vie démocratique les plus intenses que les États-Unis aient connu. Et si c’est dans le Sud que naquit la ségrégation, il ne faut pas oublier que le Nord, qui souvent s’en lave les mains, la rendit possible...

Stan Miller
dans la revue L'Anticapitaliste n° 68 (septembre 2015)

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[1] W.E.B. Du Bois, Black Reconstruction in America, 1935.
[2] Pour une explication détaillée, voir l’exposé de Charles Post dans son American Road to Capitalism, Haymarket Books, 2012.

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