Sur la violence dans le mouvement sur la loi travail

Médiatisée à outrance, instrumentalisée sans vergogne par le gouvernement, on finirait par croire que la violence est le cœur du mouvement. Une petite musique qui arrange bien le pouvoir : la mobilisation glisserait dans la violence au fur et à mesure qu’elle s’essoufflerait.

Les policiers bavent...

Pourtant, si une violence a pris des proportions pas vues depuis longtemps, c’est celle de la police. Elle n’est pourtant pas si inédite. Si la violence policière est toujours une surprise pour les nouvelles générations de manifestants, les matraquages, gazages et arrestations arbitraires ont toujours été aux grands rendez-vous de la contestation sociale, contre la loi Devaquet en 1986, contre le CIP en 1994, le CPE en 2006, juste avant la révolte d’une partie de la jeunesse des banlieues ouvrières en 2005... Cette année encore, les différents corps de police ont tous été à la hauteur de leur glorieuse histoire. La brutalité policière a pris cependant des formes un peu nouvelles ces derniers mois, et particulièrement infâmes. De plus en plus de tirs tendus de lacrymos et de flash-balls, des grenades de désencerclement balancées au milieu de la foule, un lycéen de quinze ans frappé froidement en plein visage (mais là, le nouveau c’est que ce fut filmé, près du lycée Bergson à Paris).

Les bavures se sont d’autant multipliées que la matière humaine policière est mal en point, physiquement, nerveusement, moralement. Huit mois d’état d’urgence, quatre mois de mouvement contre la loi El Khomri, agrémentées avant et pendant de confrontations avec les agriculteurs et les supporters de foot, ont épuisé la troupe. Pas mal de policiers et autres CRS ont d’autant plus pété les plombs qu’ils ont la cervelle chauffée à blanc par une année de démagogie sécuritaire, qui en faisait des héros intouchables.

… mais c’est le gouvernement qui lâche les chiens

On aurait tort cependant de ne voir que des « bavures » dans cette violence policière. Derrière les bavures des flics cow-boys, il y a aussi et surtout une politique froidement décidée en haut lieu. La « gestion » de la mobilisation lycéenne en mars en est un triste exemple. On avait déjà vu la police charger des défilés de lycéens. On était moins habitué à la voir se jeter préventivement et sauvagement sur une poignée de lycéens installant à l’aube leurs poubelles pour bloquer leur bahut. Un peu partout les flics ont gazé et parfois arrêté les petits noyaux de lycéens, pour étouffer dans l’œuf la contestation et les empêcher d’entraîner leurs camarades. Et quand une manif pouvait démarrer en emmenant quelques centaines de lycéens, par exemple dans l’est parisien, la police se saisissait promptement des tout premiers incidents provoquées par le « Mili » pour charger et gazer tout le monde. Histoire de dissuader les autres d’aller manifester.

La même tactique cynique décidée en haut-lieu s’est déclinée contre les blocages des ponts, des routes ou des raffineries, très vite réprimés, et dans la gestion des manifestations, les heurts avec les militants « black block » servant de prétexte pour charger et tronçonner des manifs, puis enfermer dans des nasses des centaines de manifestants. Le comble a été atteint fin juin : tentative d’interdiction de la manif parisienne, puis dispositif répressif arbitraire et fait pour humilier les manifestants les 23 et 28 juin, et même nassage de dizaines de militants dans la Bourse du travail de République, pendant des heures !

En décidant froidement de réprimer la mobilisation très en amont pour l’empêcher de se massifier et en instrumentalisant la violence des « casseurs » pour discréditer le mouvement, le gouvernement socialiste a eu recours à de vieilles ficelles dignes d’un Pasqua ou d’un Marcellin, les ministres de l’intérieur de légende de la droite dure. Une stratégie systématique, déclinée sur le terrain par des exécutants de plus en plus brutaux, énervés, cramés et, parfois, quelque peu fascisés.[1]

L’autodéfense et la colère

Face à cette politique il a bien fallu, parmi les mobilisés, se poser le problème de l’autodéfense. Comment protéger son cortège des charges de CRS, lui garder sa cohérence au milieu des confrontations police/black block ? Comment défendre les camarades arrêtés arbitrairement, parfois tabassés ? Un sport dont on se passerait bien mais qu’il a bien fallu débattre dans les AG et les comités de mobilisation, pour défendre le droit de lutter et de manifester. Ces mêmes questions avaient d’ailleurs déjà pris beaucoup d’importance dans les mobilisations de la jeunesse contre le CPE, puisqu’il fallait se défendre à la fois contre les razzias de bandes de jeunes marginalisés socialement et contre les charges des flics.

Il est naïf dans ce contexte de vouloir opposer les bons manifestants doux comme des agneaux et les « casseurs » qui n’auraient rien à voir avec le mouvement. Parce qu’au fur et à mesure de la mobilisation, de plus en plus de manifestants ont été poussés à la révolte physique, aux fameux « violences et outrages à agent » si pratiques pour engeôler les protestataires. Parce que de plus en plus de gens n’en peuvent plus de l’arrogance et de la violence de ce pouvoir. Et ils ont fini par le manifester comme des agriculteurs cette année, ou des ouvriers de Continental quand ceux-ci avaient saccagé la sous-préfecture de Compiègne en 2009. Laissons les leçons de morale aux bien-pensants qui n’ont que mépris pour les travailleurs, qu’ils invitent à crever en silence. Veut-on parler comme Jésus (tends la joue droite quand on te gifle la joue gauche...) à celles et ceux qui se sont retrouvés directement confrontés à la violence d’État ?

La stratégie des « autonomes »

L’auto-défense est une chose, la stratégie de certains militants « autonomes » autre chose.

Les fameux casseurs ne sont pas des hooligans de l’euro ni des ivrognes. Cela peut déconcerter, mais ce sont des militants, qui ont leur politique. Même s’ils peuvent charrier dans leur sillage de simples excités, voire de purs délirants, ce qui était déjà vrai dans nombre de contre-G8 ou contre-G20 où les Black Blocks concentrent leurs actions depuis des années.

Alors lisons-les. D’abord quelques uns de leurs slogans : « Regarde ta Rolex, l’heure de la révolte a sonné », « Une autre fin du monde est possible », « La victoire par le chaos » ou encore, vu sur un mur de Paris le 14 juin : « Agir en primitif, penser en stratège ».

En stratège, vraiment ? Nous ne discuterons pas des épisodes de l’hôpital Necker et de la voiture incendiée avec policier à l’intérieur. Des gestes imbéciles, par ailleurs exploités de façon écœurante par le gouvernement (= terrorisme !), qui ne sauraient résumer cette stratégie de l’insurrection. Mais écoutons ce que disent Julien Coupat et Mathieu Burnel[2], dans une interview à Mediapart (16 juin 2016). On retrouve des idées parfois déjà développées dans le livre anonyme L’Insurrection qui vient : l’action « directe », le blocage du système par l’installation d’une sorte de chaos sécuritaire (un « état d’insurrection ») et la coupure des « flux » (jusqu’à « rendre l’écran à la neige », disait poétiquement le livre). Tout leur propos tourne autour du fait que nous sommes déjà dans une situation révolutionnaire... si nous le voulons. « Il faut se défaire de l’idée que nous serions face à un « mouvement social » (…) Partout dans le pays, des forces autonomes se sont agrégées et continuent de s’agréger. Un pouvoir qui n’a plus une once de légitimité trouvera face à lui, à chaque nouveau pas qu’il fera, la volonté opiniâtre de le faire chuter et de l’écraser. »

Ils insistent sur cette thèse : « ce n’est pas la faiblesse des luttes qui explique l’évanouissement de toute perspective révolutionnaire ; c’est l’absence de perspective révolutionnaire crédible qui explique la faiblesse des luttes. Obsédés que nous sommes par une idée politique de la révolution, nous avons négligé sa dimension technique. » Et pour ne pas laisser le lecteur dans l’ambiguïté, ils précisent (forcément à mots feutrés) ce côté « technique » : « la pression physique et morale sur les policiers », « toutes sortes d’actions méritoires contre des cibles logiques. »

La victoire par le chaos, vraiment ?

C’est joliment dit, mais quand même un peu absurde.

Seuls les plus naïfs des autonomes pensent sans doute qu’en cassant les distributeurs de billets on bloquera l’économie capitaliste. Mais que penser de cet « état d’insurrection », ici et maintenant ? Certains arguent que la victoire contre le CPE fut arrachée en 2006 par la multiplication des escarmouches contre la police et les blocages de trains. Mais celles-ci n’avaient aucun effet magique. En revanche elles avaient derrière elles la mobilisation de millions de jeunes et de salariés, avec la menace de voir la situation « dégénérer » non en « chaos » mais en grèves plus ou moins étendues.

Peut-être au fond se croient-ils en mai 68 ? Un moment où, il est vrai, la révolte d’une partie de la jeunesse étudiante joua son rôle d’accélératrice de l’histoire. Les « nuits des barricades » du quartier latin suscitèrent le respect d’une grande partie de la classe ouvrière, ouvrirent une brèche dans le mur du pouvoir gaulliste, dans laquelle s’engouffrèrent les travailleurs, avec une grève générale de dix millions de salariés. Mais cette violence fut perçue comme une contre-violence, face à une police au service du « Général » qui matraquait toutes les manifs, qui avait fait dix morts à Charonne six ans plus tôt. Un contexte qui explique la détermination des militants d’extrême gauche de l’époque à donner la « violence » (modestement) insurrectionnelle des « étudiants gauchistes » en exemple aux travailleurs. Comme ce tract de Voix ouvrière (l’ancêtre de Lutte ouvrière) du 15 mai 1968 : « Une minorité d’étudiants a fait par la force reculer le gouvernement. (…) Le jour où les travailleurs, s’émancipant des dirigeants traîtres et timorés qui prétendent les guider, n’hésiteront pas à descendre dans la rue pour poser leurs revendications à coups de triques sur la gueule des CRS, alors là tous les espoirs seront permis. »[3]

On se permettra de dire que le contexte de 2016 n’est pas tout à fait le même. Mais peu importe aux « primitifs-stratèges ». Peu importe si la confrontation violente avec la police suscite la sympathie de millions de gens, eux-mêmes en colère, ou au contraire, minorise le mouvement, aide le gouvernement à le discréditer, tout en détournant du chemin de la rue des nouveaux arrivants dans la lutte, effrayés de cette violence. Peu importe si leur fine stratégie impose des faits accomplis à tous les autres manifestants. La démocratie dans le mouvement social est le cadet de leur souci.

Il faut pourtant bien reconnaître qu’ils séduisent une petite partie de ceux qui luttent contre la loi El Khomri. Et finalement ça se comprend. Ce ne sont pas les leçons de morale des grands médias et du pouvoir qui vont nous convaincre que les affreux casseurs seraient des monstres. Il y a de quoi être écœuré par leur propagande, quand on se confronte à la réalité de leur politique : le moindre gréviste CGT accusé de « terrorisme social », le 49.3, l’état d’urgence, la police qui cogne... La fine tactique autonome n’a pas grand chose en elle-même pour convaincre. Mais le pouvoir est impitoyable et le mouvement ouvrier semble encore trop faible (et parfois trop pleutre) pour arrêter le rouleau compresseur. C’est cet écart qui exaspère, et donne un peu de crédit à cette vraie-fausse radicalisation.

Yann Cézard
dans la revue L'Anticapitaliste n° 78 (juillet 2016)

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[2] Membres du fameux «  groupe de Tarnac  », qui subit depuis des années une persécution scandaleuse et grotesque de l’État, au nom... de «  l’anti-terrorisme  » !
[3] Lutte Ouvrière : « Mai-juin 68 – Histoire et leçons d’une explosion sociale », page 93.

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