Pour en finir vraiment avec le chômage, imposer le contrôle ouvrier !


Avec l’approfondissement de la crise capitaliste et l’accélération des liquidations d’usines et des licenciements en France (plus de 40 000 sont ainsi programmés depuis la rentrée de septembre), la question de la riposte ouvrière à une telle offensive de la bourgeoisie est plus que jamais posée. Empêcher que des dizaines de milliers de travailleurs supplémentaires se retrouvent à pointer à Pôle Emploi est un enjeu majeur pour notre classe sociale, dans son bras de fer permanent avec la classe bourgeoise. 

À chaque annonce supplémentaire de licenciements, il devient de plus en plus palpable que pour donner un coup d’arrêt à cette saignée, c’est une lutte d’ensemble que notre classe doit mener, et non pas des luttes « boîte par boîte », le dos au mur, en essayant de sauver quelques plumes en termes d’indemnités ou de nombre d’emplois épargnés. Le slogan « interdiction des licenciements » suppose un certain degré de conscience et de combativité parmi les travailleurs mobilisés contre la perte de leur emploi, et il surgit généralement lorsque des militants anticapitalistes, révolutionnaires, le défendent à la fois comme une mesure d’agitation, de propagande, mais aussi comme une contrainte que pourra imposer notre classe aux patrons dans le cadre de mesures transitoires.

Remettre sur le devant de la scène la propagande pour le contrôle ouvrier 

L’établissement d’un tel rapport de forces n’a aucune chance de voir le jour sans que soit mené un travail préalable et patient de conviction, d’abord auprès des salariés directement menacés, mais plus généralement auprès de l’ensemble des travailleurs. En effet, le chômage de masse, la précarisation accrue des emplois, les licenciements vécus comme des aléas « normaux » de leur existence par la grande majorité des salariés du privé, pèsent de manière défavorable sur la conscience du monde du travail ; ce dernier a tendance à intégrer le discours que lui façonnent les possédants, selon lequel « on ne peut pas lutter contre la concurrence des pays à salaires inférieurs », « on ne peut pas répondre aux normes environnementales exigées » ou encore « on doit améliorer la compétitivité des entreprises en taillant dans la masse salariale »... 

Récemment, le cas emblématique d’Alstom Belfort a relancé les discussions dans le mouvement ouvrier resté fidèle à la lutte de classe, autour des mots d’ordre d’interdiction des licenciements, de répartition du travail entre toutes et tous, de réduction massive du temps de travail à 32 heures hebdomadaires sans baisse de salaire, d’expropriation sans indemnités ni rachat des entreprises qui licencient, de réquisition sous contrôle ouvrier, voire de nationalisation sans indemnités ni rachat de secteurs-clés de l’économie. Mais cela a surtout montré que ces mots d’ordre ne sont pas largement popularisés dans le monde ouvrier. 

Pourquoi ? Pour la bonne et simple raison que les directions des organisations syndicales et leurs bureaucraties intermédiaires, de même que les chefs des partis de la gauche institutionnelle comme Mélenchon ou les dirigeants du PCF, ont plutôt pris la fâcheuse habitude d’expliquer aux patrons comment et où il faudrait investir, dans l’intérêt bien compris de la « nation » ou de l’« entreprise » (« les investissements d’aujourd’hui sont les emplois de demain », « produire en France », etc.) ; ils se gardent bien de remettre en cause le droit des patrons à décider de nos vies, ou alors ils en appellent à l’Etat pour suppléer aux carences capitalistes… comme si celui-ci n’était pas au service des capitalistes ! Pourtant, aucun « patriotisme » d’entreprise ou de production (produire français, consommer français... et pourquoi pas travailler français ?) ne permettra aux exploités d’en finir avec la loi du profit. Aucune nationalisation effectuée par un gouvernement bourgeois – et qui plus est, avec indemnités de rachat versées aux actionnaires – ne pourra jamais résoudre le problème du chômage de façon radicale et définitive ! 

En finir avec la sacro-sainte propriété capitaliste 

Pour les salariés de l’usine Alstom de Belfort, la liquidation du site a fait l’effet d’un « coup de marteau sur la tête », comme l’a dit l’un d’entre eux. Les politiciens de tous bords se sont précipités, regrettant une décision brutale, soi-disant inattendue. Mais leurs larmes de crocodile ne peuvent pas masquer leur impuissance... En fin de compte, qui va décider du sort des salariés, si ce ne sont les actionnaires et leur fondé de pouvoir, le PDG Poupart-Lafarge ? Pour Hollande comme pour Sarkozy ou Le Pen, il n’est pas question de mettre un veto à la casse de l’emploi : pour eux, ce serait une atteinte à ce sacro-saint droit patronal de décider de la vie des travailleurs, à ce pilier du capitalisme qui est leur doctrine commune. Tous ces politiciens n’ont rien à offrir aux travailleurs menacés dans leur emploi, à part leur compassion de circonstance. Ils sont impuissants, parce qu’il n’est pas question pour eux de remettre en cause le dogme de la libre entreprise : entre le droit à l’emploi et l’intérêt des actionnaires, cela fait longtemps qu’ils ont fait leur choix ! Interdire les licenciements, cela reviendrait à introduire un droit de veto des salariés en ce qui concerne les suppressions d’emploi : c’est ce droit de veto que nous appelons « contrôle ouvrier ».

Depuis longtemps, les actionnaires d’Alstom s’engraissent des aides de l’État – comme les 2,2 milliards offerts en 2004 par Sarkozy – et des commandes publiques comme celles de la SNCF. Et ils n’auraient aucun compte à rendre ? Imposer l’ouverture des livres de comptes montrerait qu’Alstom n’est pas en faillite, que le carnet de commandes est bien rempli, que les actionnaires se sont servis de copieux dividendes en 2015. La revendication de l’ouverture des livres des comptes quand un capitaliste déclare une « faillite » ou une « perte de revenus » vise à révéler les secrets des affaires capitalistes. Pour le maintien intégral de l’emploi chez Alstom Belfort comme ailleurs, c’est aux actionnaires d’assumer ! Et s’ils refusent, alors il faudra imposer l’expropriation du groupe, sans indemnités ni rachat, sous contrôle des travailleurs et de la population. Sans rien attendre des politiciens bourgeois. 

Éradiquer le chômage suppose d’en finir avec le capitalisme et la dictature du profit. Des centaines d’entreprises, dont beaucoup appartiennent à de grands groupes (SFR, Alsthom, Hitachi, Philips, etc.) ferment ou licencient. Il est impossible de s’en sortir chacun dans son coin : seul un mouvement d’ensemble peut imposer l’interdiction des licenciements et des suppressions d’emplois, la réduction du temps de travail sans perte de salaire jusqu’à éradiquer entièrement le chômage. Cette voie est celle du contrôle ouvrier, d’une levée du secret commercial et bancaire qui permettrait dès aujourd’hui le recensement et la dénonciation de tous les abus des capitalistes, et demain leur expropriation parallèlement à l’unification du système bancaire et au monopole étatique du commerce extérieur. Cette voie suppose que les travailleurs engagent l’affrontement avec les patrons, par la grève, l’occupation des entreprises et la mise en place de formes d’auto-organisation suffisamment développées, d’abord à une échelle locale (comités d’usine) et, si c’est possible, à une échelle plus large (coordinations de comités d’usines). 

La propagande au service de l’action 

En réalité, pour que de larges masses ouvrières soient capables de se battre immédiatement pour le contrôle ouvrier lors d’une grande explosion de lutte, il faut qu’elles aient été familiarisées au préalable avec ce mot d’ordre, et toute la logique qu’il recèle, pendant toute la phase antérieure à cette explosion. Trotsky écrivait dans le Programme de transition : « Les premières tâches du contrôle ouvrier consistent à éclairer quels sont les revenus et les dépenses de la société, à commencer par l’entreprise isolée ; à déterminer la véritable part du capitaliste individuel et de l’ensemble des exploiteurs dans le revenu national ; à dévoiler les combinaisons de coulisses et les escroqueries des banques et des trusts ; à révéler enfin, devant toute la société, le gaspillage effroyable de travail humain qui est le résultat de l’anarchie capitaliste et de la pure chasse au profit ». La nécessité d’une agitation sur la question du contrôle des travailleurs – contrôle en tant que producteurs sur la gestion de l’entreprise, et contrôle en tant que producteurs et usagers sur la gestion des services – est mise à l’ordre du jour par l’ampleur de la crise du capitalisme. Le sentiment selon lequel « on ne peut continuer comme cela » si l’on veut arrêter de payer la crise des capitalistes est sans doute diffus, mais il n’en est pas moins largement répandu. 

Le contrôle ouvrier peut commencer de manière ponctuelle, comme avec le contrôle exercé par les ouvriers sur leurs conditions de travail ou des aspects de l’organisation de la production elle-même, par exemple l’imposition de meilleures conditions de sécurité au travail. Mais surtout, le contrôle ouvrier peut prendre tout son sens à l’occasion d’une bagarre contre un plan de licenciements ou de l’annonce de la fermeture d’un site. L’occupation de l’entreprise est alors une étape supplémentaire, par la contestation du pouvoir patronal à l’intérieur de celle-ci. La propriété reste entre les mains des capitalistes, mais les producteurs commencent à l’affronter par leur action. 

Des exemples de production sous contrôle ouvrier ont donné lieu à de riches expériences très variées, à différents moments de l’histoire : entreprise isolée suite à une occupation (exemple de LIP en 1973), soulèvement d’une province suite à la révolte contre le pouvoir local (Oaxaca au Mexique), réaction populaire face à une crise économique brutale (en Argentine 2001), processus révolutionnaire comme outil de la lutte contre le pouvoir (Allemagne 1918-19, Hongrie 1956), ou simple situation de vacance du pouvoir (comités d’usine à la Libération en France). 

Le contrôle ouvrier est une « dualité de pouvoir » 

Il se définit donc comme une situation forcément instable. « Par essence même, cette dualité de pouvoir est quelque chose de transitoire car elle renferme en elle-même deux régimes inconciliables, le régime capitaliste et le régime prolétarien » (Léon Trotsky). 

Le contrôle ouvrier ne peut donc que s’approfondir puis s’étendre, ou bien régresser, puis disparaître. Parti de l’entreprise, le contrôle ouvrier amène les travailleurs à se poser le problème du contrôle hors de celle-ci puis finalement, à partir d’un certain seuil, à se confronter directement à L’État. Ainsi, lors de licenciements de masse, la dynamique du contrôle peut mener de la réduction des cadences à l’occupation comme réaction au lock-out ou à la fermeture, de l’ouverture des livres de comptes à la remise en marche sous contrôle des travailleurs au profit de leurs luttes, de la remise en marche à l’exigence de la nationalisation sous contrôle ouvrier. 

L’occupation d’un site de production conduit les travailleurs à se poser le problème de l’autodéfense et de la solidarité active. Quant à la remise en marche éventuelle de l’usine, elle pose plusieurs problèmes : comment établir de nouveaux rapports de production, une nouvelle production éventuellement si le produit fabriqué est nuisible à la société, ainsi que la constitution d’un réseau de vente « parallèle » au marché. Cette « réorganisation » de la production et de la vente reste bien sûr déterminée exclusivement par l’objectif de la lutte : démontrer que les travailleurs sont capables de prendre en main leur sort sans respecter le droit bourgeois, et étendre l’expérience à d’autres entreprises et non par celui de la production, quand bien même serait-elle autogestionnaire. Cette dynamique dépend bien sûr en partie de la taille de l’entreprise et de la nature de la production, plus ou moins facilement contrôlable par les travailleurs de l’entreprise. La mobilisation de tous les salariés pour réaliser ces multiples tâches nécessite des formes d’organisation des travailleurs très développées (assemblées générales quotidiennes, commissions, délégués de lutte, comité de grève, comité d’usine, etc.). Ces nouvelles formes d’organisation favorisent l’épanouissement de la démocratie ouvrière, libèrent les énergies et posent dans les faits le problème de nouveaux rapports sociaux entre les travailleurs, remettant en cause la coupure vie professionnelle/vie privée et toutes les segmentations qui divisent notre classe sociale (sexe, origines, orientation sexuelle, âge, niveau d’études, etc.). 

Ainsi, il existe une véritable dialectique entre la pratique du contrôle ouvrier, l’auto-organisation des travailleurs et le changement des rapports sociaux. Le contrôle ouvrier suppose que les ouvriers osent agir « en maîtres », sortent de leur peau d’aliénés et d’exploités, forcent le destin en quelque sorte, en revendiquant la gestion des affaires économiques, d’abord à l’échelle d’une entreprise, dans l’idée que c’est à l’échelle de la société qu’ils sauront y prétendre un jour. Mais, évidemment, tant que la bourgeoisie garde son pouvoir économique et politique sur l’ensemble de la société, ce « nouveau pouvoir ouvrier local » ne peut être qu’embryonnaire, et sa croissance vite suspendue... Car le pouvoir dans la société ne se partage pas, et à partir d’un certain seuil, le contrôle ouvrier amène forcément les travailleurs à se confronter à l’État. 

L’apprentissage d’un autre mode de production 

Le problème du contrôle ouvrier sur la production est aussi posé par les exigences des travailleurs, non pas uniquement en tant que producteurs, mais aussi en tant que consommateurs, usagers ou habitants refusant par exemple l’installation d’usines polluantes ou la consommation de produits et de services de mauvaise qualité. Cette question de la réorganisation de la production ou de sa reconversion est un élément central du contrôle ouvrier, car il ne faut pas opposer les travailleurs en tant qu’usagers aux travailleurs en tant que producteurs, l’écologie à l’emploi. Une telle question aurait pu être posée par exemple entre 2012 et 2013 tout au long du processus de lutte contre la fermeture de la raffinerie Petroplus située dans la banlieue rouennaise, à l’inverse de la manière dont la section CGT de cette entreprise l’a posé. Celle-ci a cherché à tout prix un repreneur – alors que le raffinage ne peut pas être considéré comme une activité à la fois socialement utile et écologiquement acceptable – plutôt que d’exiger l’interdiction des licenciements en construisant le rapport de forces au niveau local et national contre un grand groupe capitaliste. En s’enfermant dans la logique d’un secours auprès d’un autre patron, au lieu de donner par exemple comme perspective de lutte la réquisition par les travailleurs des stocks de carburant du secteur (et de réfléchir aux moyens pour s’en assurer) et, surtout, de populariser l’idée de l’extension de la lutte auprès des autres travailleurs de la région concernés par d’autres plans de licenciements, la stratégie syndicale a mené à la même voie que celle prévue par le patronat... malgré tous les discours des politiciens : la fermeture définitive et la désindustrialisation du site. Il est donc vital, dans ce type de bagarre, de couper court à toute forme d’idéologie corporatiste des travailleurs, qui risque de les amener à s’assimiler à la production de « leur » entreprise. Tout comme il faut prendre en compte, du côté des usagers, les revendications des travailleurs producteurs. Il s’agit donc de trouver des objectifs communs permettant des formes de lutte communes dépassant le point de vue « corporatiste » des uns et des autres, compte tenu du fait que seule la maîtrise collective de l’économie permettra de répondre globalement à ces problèmes de « choix de société » au sens exact du terme. 

Marie-Hélène Duverger

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