Organisations politiques tunisiennes de gauche : trois ans de choix et d'évolutions

Situation au lendemain de la chute du dictateur

Au moment où éclate la révolution fin 2010, l’opposition politique organisée est extrêmement faible. Plusieurs organisations politiques de gauche existent, avec leur histoire militante, mais elles sont très faibles, peu visibles et peu audibles de la population et des travailleurs.

C’est l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), ses structures et ses militants de base – et non sa direction nationale - qui a joué un rôle de coordinateur des mobilisations. Il faut dire que la centrale dispose d’un appareil monumental et d’un réseau national très bien installé.

Même si l’histoire de construction de cet appareil n’a pas toujours été très glorieuse : jusqu’au milieu des années 70, l’État prélevait sur les revenus de tous les fonctionnaires des cotisations syndicales obligatoires et les reversaient à l’UGTT. Une querelle entre Bourguiba et Achour - alors secrétaire général - a mis fin à cette pratique et porté un coup dur à la centrale. Mais son appareil était déjà largement construit et son réseau, ses locaux, sa réputation déjà là. 

Et même si l‘histoire militante de certains dirigeants politiques comme Hamma Hammami (dirigeant historique du Parti communiste des ouvriers de tunisie - PCOT) était reconnue, ceux-ci étaient reconnus comme individus. Il faut dire que les partis de gauche – vu la dictature – étaient peu structurés et très peu visibles. Certains s’étaient même dissous, comme l’Organisation communiste révolutionnaire (OCR) ancêtre de la Ligue de la gauche ouvrière (LGO) créée en avril 2011. L’idée que les partis n’avaient pas à s’immiscer dans la révolution populaire considérée comme spontanée était donc très présente. Cette impression de spontanéité a par ailleurs été reprise et instrumentalisée par la bourgeoisie. En effet, même si elle était aussi bénéficiaire du départ de Ben Ali, symbole avec Leïla Trabelsi du régime mafieux qui l’empêchait de faire « normalement » des affaires, cette bourgeoisie souhaitait un retour rapide au calme. 

Pendant les deux sit-in de la Kasbah (siège du gouvernement) fin janvier et fin février 2011, les partis de gauche, encore quasi-inconnus, se faisaient donc tous discrets. Un comble, pour une période révolutionnaire ! Ainsi, même après le départ de Ben Ali, seule l’UGTT pouvait s’afficher comme force organisée malgré la compromission de nombre de ses dirigeants. Cette situation a considérablement nui aux organisations politiques qui ont dû continuer à survivre dans l’ombre de l’UGTT, comme au temps de la dictature. Et quand l’UGTT a accepté Béji Caïd Essebsi comme Premier ministre le 27 février 2011, les partis de gauche n’ont pas été en mesure d’affirmer une position différente, même si parmi les militants, un nombre non négligeable était contre la politique d’apaisement menée par la centrale et encaissée par les directions politiques de gauche. 

Le temps de la logique électorale

C’est seulement à l’approche des élections de l’Assemblée constituante que les partis de gauche sont sortis de l’ombre, dans une logique d’apparition électorale. C’est ainsi que le Front du 14 janvier s’est constitué, regroupant l’ensemble des organisations de gauche et des nationalistes arabes. La dynamique a été positive, d’autant plus que le Premier ministre Essebsi excellait autant que ses prédécesseurs dans la répression et a réussi assez rapidement à susciter une réaction de rejet des franges les plus conscientes des travailleurs et de la jeunesse. La transition démocratique tant encensée par les médias paraissait difficile à un moment où la police tirait encore à balles réelles sur les manifestants. La sympathie exprimée à l’égard des dirigeants historiques de la gauche, torturés et malmenés sous Bourguiba et sous Ben Ali, grandissait mais ne se transposait pas vraiment vers le Front du 14 janvier en tant qu’outil politique. Mais ces dirigeants, notamment ceux du PCOT qui était le seul parti à être un peu connu, surestimant leur poids électoral et animés par un certain opportunisme politique, ce sont empressés, à l’approche des élections, de faire éclater ce cadre unitaire pour "tenter" chacun leur chance dans les élections. Venant d’être créée et manquant de forces et de structuration pour assumer une campagne électorale, la LGO ne s’est finalement pas présentée à ces élections.

Dans ce contexte, ce sont les islamistes qui, ayant patiemment creusé leur sillon, ont profité du "bordel" organisationnel généralisé, mais aussi de la foi ambiante chez la population pour se présenter comme les garants d’un ordre moral indispensable. Après des décennies de corruption et de régime mafieux absolument dégoûtants pour la masse des travailleurs, ce discours a eu un écho certain. L’argent politique (aides à toutes les associations satellites d’Ennahdha, provenant des USA, de l’Union européenne, du Qatar, de l’organisation mondiale des Frères Musulmans, etc.) a aidé Ennahdha à mener sa campagne électorale dans tous les recoins du pays. La victoire des islamistes aux élections d’octobre 2011 et surtout l’écrasante défaite de la gauche a été un retour aux réalités que cette gauche pleine d’illusions n’attendait pas.

S’en est suivie une période de flottement et de démoralisation de plusieurs mois : démoralisation des élites politiques, de beaucoup de militants de base, de beaucoup d’intellectuels laïques qui vivaient cette arrivée des islamistes au pouvoir comme la pire des catastrophes. C’est à partir de là que certains militants de gauche – et y compris d’extrême gauche – ont commencé à assumer les "discussions" de plus en plus rapprochées avec la droite libérale regroupant les anciens benalistes (prétendument laïcs) ! 

Cette période de flottement était tout de même relative. Il s’agissait malgré tout d’un pays en ébullition où le rapport de la population et des travailleurs au pouvoir et aux forces répressives a fortement changé en très peu de temps. Les mobilisations et grèves de travailleurs n’ont pas cessé, même si le patronat s’est senti rassuré : les mobilisations qui s’organisaient étaient de plus en plus fortement réprimées, par les patrons eux-mêmes (licenciements, intimidations, harcèlements, menaces) mais aussi par le gouvernement. Les groupes salafistes agissaient en quasi-impunité.

Pourtant, tirant certains enseignements de leur échec électoral, les différents partis de gauche ont décidé de créer un nouveau front : le Front populaire (FP), en octobre 2012. Pour certains militants, il s’agissait d’un front de lutte, pour d’autres, ce serait un nouveau front électoral. 

L’ennemi principal

Mais avec l’arrivée des islamistes au pouvoir et la montée des actes de violence impunis, perpétrés par des groupes salafistes divers, un vieux débat qui animait la gauche tunisienne a progressivement ressurgi : quel est l’ennemi principal ? Les islamistes ou les benalistes ?
Pendant cette nouvelle période, c’est progressivement Ennahdha qui a fini par hériter du statut d’ennemi principal dans l’analyse des dirigeants du FP. Les épisodes successifs qui ont précipité les dirigeants de la gauche tunisienne dans cette lecture étaient : l’attaque du siège de l’UGTT (le 5 décembre 2012, jour de commémoration de l’assassinat du principal fondateur de l’UGTT), l’assassinat de Chokri Belaïd (le 6 février 2013) et celui de Mohamed Brahmi (le 25 juillet 2013). Le premier évènement a eu lieu très peu de temps après la fondation du FP, qui, à partir de là et jusqu’au 25 juillet 2013, a progressivement et de façon assez linéaire sombré dans l’alliance avec la bourgeoisie, y compris la frange la plus compromise avec le régime de Ben Ali, celle dirigée par Essebsi. L’UGTT était elle-même dans cette dérive, finissant par s’aligner sur les revendications du patronat. En ce moment, centrale syndicale et organisation patronale sont ensemble en train de se réjouir des derniers emprunts accordés par le FMI et l’UE dès la nomination du nouveau gouvernement et l’adoption de la nouvelle constitution !

La gauche s’est donc retrouvée dans un Front de Salut National (FSN). L’objectif initialement affiché était de combattre Ennahdha, tous ensemble. Sauf que la bourgeoisie, elle, ne partage pas cet objectif ! Si elle arrive à trouver un accord avec les islamistes, elle lâchera aussitôt la gauche. Et c’est ce qui s’est passé : on est passé de l’alliance avec la droite pour combattre les islamistes (FSN), vers la discussion avec les islamistes dans le cadre du dialogue national. Les concessions sont alignées les unes derrières les autres, le FP perd sa crédibilité de jour en jour. Toutes les pistes sont désormais brouillées. Beaucoup de militants du FP se sentent perdus, certains suivent la direction du FP, d’autres, vraiment nombreux, sont hostiles au tournant droitier de leurs directions. Parmi ces derniers, certains sont démoralisés et désertent de plus en plus clairement les cadres classiques de lutte politique. D’autres, heureusement, essayent de s’organiser localement mais c’est évidemment très compliqué, surtout que cette crise touche absolument toutes les organisations de la gauche tunisienne, jusqu’à la LGO qui a reconduit suite à son congrès, le même coordinateur général favorable au FSN, et assume la rupture avec son courant minoritaire hostile à cette orientation.

Cette situation était tout à fait prévisible. La boussole politique était défaillante dès la fondation du FP. La lutte des classes n’a jamais été centrale dans les préoccupations de ses directions politiques. L’opportunisme et les illusions électorales ont régné et expliquent pour une grande partie l’errance d’un Hamma Hammami (porte-parole du FP) pour ne citer que lui. Certes, ce n’est pas une solution miracle que de construire un outil politique dont l’orientation est clairement assumée et centrée sur la lutte de classes. Il n’y a évidemment pas de déterminisme ni de garanties. Mais ce premier pas est tout de même incontournable, pour que les moments décisifs ne soient pas des échecs annoncés.

Lettre d'information du courant n° 3
25 février 2014
 

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