La classe ouvrière est-elle encore le moteur de la révolution ?

Les restructurations internationales de l’industrie et la mondialisation, opérées par les capitalistes au cours des trois dernières décennies, ont profondément transformé la classe ouvrière. Depuis plusieurs années, les Rencontres internationales de jeunes sont l’occasion de discuter de ces modifications et de leurs répercussions sur notre stratégie révolutionnaire. La question principale est de savoir si les travailleurs sont toujours capables de transformer la société.

Les mobilisations massives qui traversent le monde depuis la crise de 2008 nous démontrent que loin d’avoir disparu, cette classe sociale se retrouve bien souvent au premier rang des affrontements. On peut citer les mineurs tunisiens, les ouvrières du textile en Asie, les raffineries en France, etc. Pourtant, les discussions dans la Quatrième internationale sur cette question se résument trop souvent à l'énumération d'une longue série d'obstacles infranchissables. La situation impose au contraire de trouver les points d’appui de cette « nouvelle » classe ouvrière pour permettre aux révolutionnaires de surmonter les difficultés. 

Une classe sociale plus nombreuse que jamais !

Contrairement à une certaine vision européocentrée, la mondialisation n'a pas fait disparaître la classe ouvrière, elle l'a démultipliée. Dans les pays dits du « sud », cela s’est traduit par une augmentation sans précédent des ouvriers d'industrie et une féminisation importante de la force de travail. L'exemple le plus frappant est celui de la Chine, dont la population comptait en 1976 90 % de paysans : elle en compte moins de 50 % aujourd'hui. Cet exode rural a provoqué la formation de villes géantes et l'apparition d'usines de milliers d'ouvriers. Dans les pays dits du « nord », les ouvriers industriels sont moins nombreux mais leur poids reste tout à fait significatif, ils représentent autour de 23 % de la population active en France. La place qu’ils occupent régulièrement dans les mouvements sociaux (raffinerie en France, mineurs dans l’État espagnol, etc.) en est d’ailleurs l’illustration. 

Et la classe ouvrière ne se limite pas aux travailleurs de l’industrie. Le nombre d’employés a explosé dans des secteurs très divers. La concentration des entreprises et avec elle la baisse importante du nombre de petits-commerçants et d’artisans, l’urbanisation avec le développement de services de masse et l’expansion de l’administration qui en découle, l’internationalisation de la production et des échanges financiers sont notamment à l’origine de cette évolution. Les employés représentent aujourd’hui près de 30 % de la population active en France contre 18,4 % en 1962 et 20 % en 1982. Dans de nombreux cas, ces travailleurs sont soumis à des conditions de travail similaires à celles des ouvriers : de la fabrication à la chaîne des Big Mac chez McDonald’s, à la préparation minutée des commandes chez Amazon, en passant par le travail devant le tapis roulant des caisses des grandes surfaces ou dans une Plate-forme industrielle courrier à La Poste. Dans le même temps, s’est opérée une « prolétarisation » d’une partie des cadres et plus encore des catégories dites « intermédiaires » (enseignants/es, infirmiers/ères…) dont le nombre a également augmenté de façon très significative, et qui subissent de plus en plus de pressions et ont de moins en moins de maîtrise sur leur travail. Ce processus explique en partie le rôle que ces salariés prennent dans la lutte des classes.

Ces évolutions ont porté le nombre de travailleurs salariés (si l’on y inclut leurs familles) à près de la moitié des habitants de la planète. 

La dynamique qui fait converger les luttes
 
La grève procure un pouvoir de blocage qui pèse dans les rapports de force, mais ce que redoutent les capitalistes par-dessus tout, c’est la capacité des travailleurs à s'organiser et à étendre leurs luttes. Dans les usines « traditionnelles », il n’est pas difficile pour un ouvrier de comprendre l’importance de s’associer avec ses collègues pour défendre ses intérêts face au patron. De plus, le travail collectif nécessaire sur la chaîne de production se répercute souvent dans les méthodes de lutte. C’est ce qui donne à ces lieux de concentration un rôle déterminant dans l'actuelle vague de mobilisations au niveau international.

Pour autant, la dispersion d’une partie des travailleurs ne remet pas forcément en cause ces possibilités. Des secteurs aussi divisés et précarisés que les balayeurs de Rio ou les intérimaires sans-papiers en France ont par exemple réussi à rassembler dans des assemblées générales l’ensemble des grévistes, pour surmonter leur éclatement. On peut également citer les travailleurs de la santé à Madrid, qui sont entrés en lutte contre les privatisations, indépendamment de leur profession, et ont entraîné dans les « marées blanches » des étudiants, des patients et même des habitants des quartiers concernés. 

Ces travailleurs prouvent dans la pratique que même dans de petites unités de production ou de service, la dynamique de regroupement et d’élargissement de la lutte est toujours possible.

Une place centrale dans la production 

La dynamique de regroupement se combine avec la place qu’occupe la classe ouvrière au cœur de la production. Ce sont les travailleurs qui extraient les matières premières, fabriquent les marchandises, font fonctionner les transports, organisent la logistique, etc. Cette position leur offre la possibilité de prendre très rapidement le contrôle du fonctionnement de la société à la place des capitalistes. A petite échelle, en France, les postiers grévistes des Hauts-de-Seine ont exprimé consciemment cette possibilité à travers l’un de leurs slogans : « Les tournées sont faites par les postiers, c’est donc à eux de décider s’il faut ou non en supprimer ».
 
Dans la lutte, ce contrôle se révèle être une arme très efficace quand des salariés s’emparent de leur outil de travail et le retournent contre leur patron. Des employés d’EDF ont par exemple déjà coupé l’électricité chez des ministres et l’ont rétablie dans des foyers pauvres. On peut aussi parler de certains travailleurs de la santé en Turquie, qui proposaient gratuitement des soins aux manifestants de la place Taksim. 

L’un des aspects centraux que nous accordons à la grève générale, c’est le fait que pour tenir dans la durée dans un tel mouvement, les travailleurs sont amenés à remettre en marche sous leur propre contrôle une partie de la production. Par là même, ils ouvrent la possibilité de former un nouveau pouvoir, issu de ces organes de contrôle et en capacité de s’opposer à l’État bourgeois.

« Nouvelle » classe ouvrière, nouvelles responsabilités pour les révolutionnaires 

La présence combinée de ces trois éléments – le nombre, la dynamique de regroupement et la place dans la production – prouve que les travailleurs constituent toujours la force sociale qui peut renverser le capitalisme. C’est pourquoi notre stratégie est fondée sur ce que nous appelons « la centralité de la classe ouvrière ». Par contre il serait faux de penser que les travailleurs réalisent spontanément leur force et leur potentiel révolutionnaire. C’est ce qui donne des responsabilités particulières aux révolutionnaires pour proposer une politique qui cherche à regrouper les luttes, à faire tomber les barrières entre travailleurs et à commencer à poser la question du contrôle dans les grèves. 

Les récentes mobilisations en France à la Poste ou à la SNCF montrent qu’une telle politique peut avoir un réel écho dans la période actuelle. Car si la fragmentation et la précarité ont entraîné une diminution de la conscience de classe, elles peuvent déboucher sur une plus grande radicalité. Un jeune sans avenir, obligé d’enchaîner les CDD, est potentiellement plus ouvert aux idées révolutionnaires. Pour les révolutionnaires, il s’agit donc de reconstruire un mouvement ouvrier très affaibli, tout en prenant appui sur des espaces plus larges pour mener une politique. 

Quel rôle pour la jeunesse ? 

Si la classe ouvrière est l’élément central pour transformer la société, la jeunesse occupe une place importante dans l’échiquier de la lutte de classe. Déjà en mai 68, les étudiants avaient joué le rôle de déclencheur de la grève générale en France. Aujourd’hui, la jeunesse scolarisée est bien plus nombreuse, et sa grande précarité l’a rapprochée du reste des travailleurs. C’est ce qui explique la place qu’on prise les jeunes chômeurs diplômés dans la révolution tunisienne, ou même l’enthousiasme qu’ont entraîné les cortèges de lycéens dans les manifestations de 2010 contre la réforme des retraites en France.

Les capacités d’entraînement et de radicalisation qui sont celles de la jeunesse scolarisée vis-à-vis des travailleurs, peuvent s’expliquer par la place particulière que cette jeunesse occupe dans la société capitaliste. Cette couche sociale n’est pas encore soumise à l’aliénation du travail, ni aux contraintes financières liées à l’endettement d’un foyer ou à la nécessité de nourrir sa famille, et elle n’a pas non plus connu les défaites du passé. Le mélange de ces caractéristiques donne un cocktail explosif qui peut faire très peur aux gouvernements. Et comme nous l’avons remarqué ces dernières années tout autour du globe, dans les luttes ouvrières, les jeunes travailleurs jouent également un rôle important. 

La lutte contre les oppressions 

Le système capitaliste articule l’exploitation économique avec une série d’autres oppressions comme le racisme, le sexisme, l’homophobie. La place centrale que nous estimons être celle de la classe ouvrière pour transformer la société, ne veut pas dire que la lutte contre ces oppressions est secondaire, bien au contraire.
  • Pour éradiquer les oppressions, il faut en finir avec le capitalisme
Ces oppressions sont intrinsèquement liées au système. Le patriarcat, par exemple, précédait le capitalisme mais celui-ci l'a intégré, remodelé et instrumentalisé pour faire reposer la reproduction de la force de travail sur le travail gratuit effectué par les femmes dans le cadre de la famille. Le racisme est né de la nécessité de justifier le recours à l’esclavage et la domination de certains États impérialistes sur d’autres peuples. Dans cette situation, il est impossible d’éradiquer ces oppressions et les idéologies réactionnaires qui les accompagnent sans s’attaquer au système capitaliste qui les génèrent ou les utilisent.

Les différents groupes d’opprimés, même fortement organisés, n’ont pas la force à eux seuls de renverser le système capitaliste. L’année dernière, malgré une mobilisation importante, les mouvements et réseaux lesbiens, gays, bisexuels et transgenres seuls – sans une forte implication du mouvement ouvrier – ne pouvaient faire leur poids face aux manifestations de la « Manif pour tous » qui profitait du soutien de l’Église catholique. Alors si cela avait été la survie du capitalisme qui était en jeu… Seule la classe ouvrière dans sa globalité – c’est-à-dire également celles et ceux qui subissent le racisme, le sexisme et l’homophobie puisque la majorité sont des travailleuses et des travailleurs – a la capacité de mettre fin à ce système inégalitaire, c’est ce qui lui donne une centralité stratégique, y compris sur la question des oppressions spécifiques.
  • La classe ouvrière peut-elle prendre en charge la lutte contre les oppressions ?
Au quotidien, on remarque que le poids des préjugés est important dans le monde du travail, car la concurrence peut favoriser un comportement de repli sur soi et de recherche de boucs émissaires. Mais il existe aussi un sentiment contradictoire et une aspiration à l'unité de la classe, notamment dans les luttes, quand les salariés sont confrontés au besoin de faire tomber les barrières qui les divisent. Les révolutionnaires doivent s’appuyer sur cette aspiration et cette nécessité d’unir la classe, pour mener un combat sans concession contre les oppressions et les idéologies réactionnaires. Cette lutte peut passer par des campagnes militantes, une lutte idéologique, mais aussi en favorisant l’organisation des opprimés à l’intérieur du mouvement ouvrier ou en lien avec celui-ci.

La destruction du capitalisme ne mettra pas pour autant automatiquement fin aux oppressions, car le seul moyen efficace de les supprimer sera de saper définitivement leur base matérielle, en socialisant le travail domestique notamment, pour l’exemple du patriarcat, ou en établissant une stricte égalité des peuples, pour celui du racisme. Un tel programme de lutte intransigeante contre toutes les oppressions peut et doit être pris en charge par les travailleurs et travailleuses. Notre classe est celle qui est capable de poser et de résoudre, non pas seulement ses propres problèmes mais ceux de toute la société.

L’émergence à un niveau de masse d’un tel projet émancipateur, le projet communiste, ne jaillira pas spontanément, il incombe dès aujourd’hui aux révolutionnaires de porter ces propositions et discussions à tous les niveaux.

Si cette question du lien entre la classe ouvrière et la lutte contre les oppressions est importante aujourd’hui, c’est parce que nous sommes dans une période où la tâche principale des révolutionnaires consiste à reconstruire la conscience de classe et le mouvement ouvrier. Dans ce contexte, remettre en cause la séparation artificielle entre questions économiques et questions politiques aidera les opprimés et les exploités à penser globalement. [1] 


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[1] Dans Que faire ?, Lénine explique que le révolutionnaire « ne doit pas avoir pour idéal le secrétaire de trade-union, mais le tribun populaire sachant réagir contre toute manifestation d'arbitraire et d'oppression, où qu'elle se produise, quelle que soit la classe ou la couche sociale qui ait à en souffrir, sachant généraliser tous ces faits pour en composer un tableau complet de la violence policière et de l'exploitation capitaliste, sachant profiter de la moindre occasion pour exposer devant tous ses convictions socialistes et ses revendications démocratiques, pour expliquer à tous et à chacun la portée historique et mondiale de la lutte émancipatrice du prolétariat. »

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