Note sur la situation en France après les attentats dans les locaux de Charlie Hebdo et de l'Hyper Casher

Cette note essaie de résumer le riche débat mené par l’équipe d’animation du courant A&R sur la situation politique ouverte par les assassinats dans les locaux de Charlie Hebdo. Ce débat a permis un accord politique substantiel, exprimé pour l’essentiel dans l'édito hebdomadaire. Mais la discussion a exprimé aussi, et c'est normal et souhaitable, des nuances et de points de vue différents. La note synthétise cet échange, sans conclure le débat.

Les assassinats perpétrés dans les locaux de Charlie Hebdo ont ouvert une nouvelle séquence politique. Pour se positionner correctement, ne pas seulement subir les évènements mais chercher à y jouer un rôle, nous devons prendre en compte une série d’éléments.

1/ Émotion et condamnation : la perception des évènements dans notre camp social

Il s'agit d'abord de caractériser les évènements. Les attentats sont des attaques contre les libertés démocratiques, contre des juifs, contre la population, perpétrés par des bandes réactionnaires liés à des régimes réactionnaires. Des bandes réactionnaires qui pourraient s'en prendre demain aux travailleurs, à celles et ceux qui luttent pour l’émancipation. Si la clarification sur la nature exacte de ces bandes reste à faire (par exemple faut-il parler de "fascisme" à propos de certains mouvements se réclamant de l'islam politique?) ; la condamnation est totale.

Une partie importante de la population a été légitimement horrifiée par les assassinats à Charlie Hebdo et a réagi contre le caractère obscurantiste de l’attaque. Exprimer une solidarité vis-à-vis des victimes est une question politique importante : il s’agit de défendre un droit démocratique (liberté de la presse, liberté d’expression). Les débats sur la nature du journal, de sa ligne éditoriale et de ses évolutions, sont légitimes. Ils sont aussi le signe de contradictions au sein de notre classe comme au sein de l'extrême gauche. C'est à ce titre qu'ils sont utiles, parce qu'il permettent de discuter des différences de perception dans nos milieux afin de proposer une politique pour s'adresser à l'ensemble de notre camp social. Mais cette libre discussion n'implique pas de mettre au second plan notre condamnation de l'attentat, elle ne l'attenue en rien. Nous n'avons besoin d'aucun tabou pour exprimer notre profonde indignation et notre révolte face à cette folie meurtrière et son caractère obscurantiste.

Les liens historiques et distendus de Charlie Hebdo avec le mouvement ouvrier (Wolinski, Cabu…) expliquent l’attachement à Charlie d’une partie de celles et ceux qui sont descendus dans la rue, d’une partie de notre classe. Ce journal a permis de politiser toute une génération avec son profil antifasciste, antiraciste, anticlérical et contre les intérêts des classes dominantes. Cependant il ne faut pas repeindre en rouge Charlie Hebdo, l’évolution de la ligne éditoriale de ce journal à partir du début des années 2000 avait sérieusement glissé vers un pseudo-radicalisme petit-bourgeois sombrant de plus en plus souvent dans des formes de racisme - dans un contexte de généralisation de l’islamophobie - de sexisme et d’homophobie révoltantes (cf. la Une d’octobre 2014 : « Les esclaves sexuelles de Boko Haram en colère, ‘Touchez pas à nos allocs’ »). Il faut bien-sûr combattre ceux qui justifieraient pour cette raison les assassinats. Mais cela explique pourquoi pour les plus jeunes générations, Charlie Hebdo n’est pas du tout perçu comme le symbole d’irrévérence et de subversion qu’il a été dans une période précédente. Pourquoi pour toute une génération, qui fait partie de notre classe, l’identification au « je suis Charlie » ne peut s’opérer. Néanmoins il faut comprendre que le « je suis Charlie » est aussi une revendication démocratique. Majoritairement, les gens qui ont choisi de s'exprimer dans la rue l'ont fait sur ce terrain en refusant les amalgames entre islam et terrorisme, ce qui n’avait à priori rien d’évident dans un pays où le FN et au-delà ses idées ont pris une large place dans le débat public. Les manifestations de masse n'ont pas pris un caractère réactionnaire, mais plutôt confusément " démocratique ", exprimant majoritairement une aspiration à l’unité, au refus des divisions, au « peuple citoyen ». Le gouvernement a su « coiffer » ce sentiment et lui donner une coloration « unité nationale » en cherchant à relégitimer l'autorité de l’État censé nous protéger.

Une autre série de réactions doit ainsi elle aussi être prise en compte, même si elle est moins visible et plus minoritaire : celle de ces jeunes (petits-)fils/filles d’immigrés dans les lycées populaires par exemple qui ont refusé parfois en masse la minute de silence : pourquoi une minute de silence pour ces victimes-là… et pas pour celle en Palestine par exemple, a-t-on pu entendre par exemple. Mais aussi d’autres propos refusant toute critique vis-à-vis de la religion, certains allant jusqu’à mettre en doute la véracité des faits en renouant avec certains délires complotistes.

Le « Je suis Charlie » massif des manifestants, et les réactions de rejet de la minute de silence des jeunes (et moins jeunes) musulmans ne sont bien sûr pas des états d’esprit homogènes : il s’y mêle tout une série de préjugés plus ou moins réactionnaires et tout cela peut évoluer en des sens très différents. C’est justement pour cela que nous devons être capables de saisir ce qu’il y a de positif à la fois dans les réactions de celles et ceux qui sont descendus dans la rue suite aux assassinats, et de celles et ceux qui ne veulent pas s’aligner sur l’union nationale parce qu’ils sentent plus ou moins confusément qu’elle se fait contre eux. Pour empêcher la dynamique d’union nationale de canaliser ces réactions, une orientation d’indépendance de classe est nécessaire : l’objectif est d’orienter les réactions spontanées et diverses de notre camp social contre leurs ennemis de classe.

Nous avons par ailleurs certainement besoin de pousser l’analyse de ce qui a pu mener des jeunes et des groupes structurés dans les quartiers populaires à commettre ce type d’actes, y compris des assassinats antisémites dans le cas de l’Hyper Casher : l’impact du passé colonial de la France, celui des guerres impérialistes, la déstructuration sociale et la perte des repères de classe, la structuration de réseaux jihadistes en partie contrôlés (mais en partie seulement) par des régimes arabes réactionnaires alliés aux impérialistes… Si des jeunes Français peuvent se tourner vers des courants de l’intégrisme musulman, c’est par absence totale de perspectives que leur offre ce système. Ce qui est clair, c’est que c’est ce système capitaliste et impérialiste qui engendre une telle dégénérescence idéologique, qui lui revient en pleine tête comme un boomerang. Et que nous ne pouvons pas compter sur ceux qui sont à la tête de ce système pour résoudre le problème. Ce phénomène est également le signe de l’état de délitement du mouvement ouvrier, de sa disparation des quartiers populaires et de bien des villes ouvrières, et de son incapacité - du fait des politiques de ses directions - à prendre réellement en compte l'ensemble des secteurs opprimés de la société et à faire la preuve de l'efficacité de l'organisation collective.

2/ Le refus de l'Union sacrée

Le gouvernement s’est saisi de la situation pour organiser une gigantesque opération d’Union sacrée. La manifestation de ce dimanche aurait regroupé aux alentours de 2 à 3 millions de personnes, avec des manifs ailleurs en Europe. Ce n’est pas seulement l’union nationale, mais une tentative de formation d’une Union sacrée européenne internationale. Le gouvernement, qui était discrédité, essaie de se refaire une base sociale.

C’est le « peuple de gauche » qui semble avoir manifesté massivement en tout les cas à Paris. Beaucoup de familles, plutôt françaises et blanches qu’immigrées. Plus de 40-50 ans que de jeunes. De gros chiffres de manifs, mais avec des disparités qui donnent des indications sur la composition sociale : 300 000 personnes à Lyon où l'extrême-droite est forte et où les bastions ouvriers et immigrés sont plutôt hors de la ville, et « seulement » 60 000 à Marseille, plus prolétaire et plus immigrée. De l’hostilité dans les manifs dans les villes pour les apparitions politiques. Des franges minoritaires mais significatives des milieux immigrés et musulmans se sont néanmoins déplacés à Paris, probablement pour certains poussés par l’envie de « démentir les amalgames » mais aussi pour certains tout simplement pour s’exprimer (on a pu voir des pancartes et des slogans pour la Palestine…).

Cependant, en faisant venir une série de chefs d’État criminels de guerre notoires et autres tortionnaires, la bourgeoisie est peut-être allée un peu trop loin, un peu trop vite : certaines franges de la population qui étaient prêtes à manifester ne sont probablement pas venues à cause de ça.

La première chose pour tenter de répondre : quelle hypocrisie, de s’ériger en défenseur de la liberté d’expression ! Ceux qui s’érigent en démocrates suprêmes sont les mêmes qui ont interdits les manifs pour la Palestine cette année. Sarkozy qui se joint à la manif de dimanche est celui qui n’a pas hésité à mettre sur écoutes des juges… Et si là encore les prises d’otages ont suscité un effroi généralisé, le déploiement policier et le type de médiatisation déployés pour l’exécution des preneurs d’otages est annonciateur des nouvelles attaques liberticides an préparation du gouvernement.

Il y a une brèche importante dans le discours bourgeois, dans laquelle nous devons essayer de nous engouffrer : vous êtes pour la liberté d’expression. Eh bien chiche ! Exerçons notre liberté d’expression pour parler de ce qui nous concerne, de l’exploitation à l’usine ou au bureau, du harcèlement, des suicides… Au lycée, la question des libertés démocratiques des lycéens, de leur droit à s’organiser est d’autant plus importante qu’il y a aujourd’hui toute une campagne médiatique et politique contre les lycéens accusés d'avoir "perturbé la minute de silence" qui contribue à cautionner un amalgame dangereux puisque tous ceux qui ne sont pas d’accord avec cette initiative de l’État sont forcément des soutiens au terrorisme.

Or, s’il y a bien « une guerre » qui se mène à l’heure actuelle, c’est contre notre classe sociale, contre les exploités et les opprimés.

Une guerre contre les travailleurs. L’union nationale a tout d’abord pour objectif de désamorcer le mécontentement contre le gouvernement et le patronat et de détourner l’attention des contre-réformes mises en œuvre actuellement, notamment la loi Macron. Appuyer l’union nationale, c’est donner les moyens à la classe dirigeante d’aggraver cette guerre et de plonger encore plus notre classe sociale dans le chômage et la misère, qui favorisent toutes les idéologies réactionnaires.

Une guerre contre les peuples : le gouvernement français est un fauteur de guerre, en particulier depuis l’accession de Hollande au pouvoir. Et ce sont les guerres impérialistes et leur cortège de massacres, de torture, de soutien à des régimes dictatoriaux et confessionnels… qui nourrissent le racisme d’un côté et forment le terreau à la réaction intégriste de l’autre. Appuyer l’union nationale, c’est donner des munitions aux impérialistes, qui en mettant le monde à feu et à sang ont favorisé directement et indirectement la naissance des monstres intégristes du type Al-Qaeda et Daesh.

Appuyer l’union nationale, comme le font l’ensemble des directions réformistes est la pire des manières de répondre à la situation actuelle : c’est remettre le soin de résoudre la crise à nos ennemis de classe, c’est leur donner des armes supplémentaires pour la résoudre à nos dépends.

A quoi avait servi l’union nationale pour appeler à voter Chirac en 2002 ? Au final, à faciliter le travail à la classe dirigeante pour mener son offensive. Mais quelque part, nous sommes moins isolés qu’en 2002, où presque tout le monde (y compris la direction de la LCR) avait appelé à voter Chirac. En plus de LO, AL, le PCOF, une minorité d’Ensemble s'y opposent...

En ce sens, la prise de position du NPA de ne pas participer à la manif de dimanche à Paris est un point d’appui pour chercher à reprendre l’initiative. Mais maintenant il faut justement tenter de la reprendre sans occulter ce qu’il y avait de positif dans ce qu’exprimaient une partie des manifestants descendus dans la rue le week-end dernier.

3/ La condamnation des actes racistes et islamophobes

Le discours d’Union sacrée mène à celui de la guerre des civilisations : l’Union sacrée se fait forcément contre quelqu’un, fondamentalement contre la classe ouvrière même si pour l'instant ce n'est pas de façon ouverte, dans un pays où une fraction importante de la classe ouvrière est aussi originaires d’anciennes colonies françaises. C’est là où le discours d’union nationale peut se combiner très rapidement avec la théorie éculée du « choc des civilisation » que Nicolas Sarkozy n’a pas hésité à reprendre à son compte sans vergogne dès le jeudi de la semaine dernière.

Les injonctions incessantes adressées aux musulmans à se dissocier des terroristes s’inscrit dans une logique de « deux-poids-deux mesures » (car qui d’autres que celles et ceux qui sont stigmatisés sont ainsi obligés de se justifier ?). L’écrasante majorité de ceux qui s’identifient comme musulmans, des femmes, des jeunes, la classe ouvrière, les précaires et chômeurs, les sans-papiers, sont nos frères et sœurs de classe et de lutte et n'ont rien à voir avec cette petite bande de criminels dévoyés. Nous sommes prêts à lutter avec eux contre toutes les discriminations qui les touchent. C'est notre responsabilité et celle du mouvement ouvrier.

Le gouvernement et ses partis lancent l’Union sacrée, le FN appelle à « libérer notre parole contre le fondamentalisme islamique » et « à prendre le chemin d’une action efficace et protectrice » ; les uns et les autres ont des divergences mais se placent sur le terrain de politiques racistes et impérialistes. Et la voie est libre pour les franges les plus réactionnaires de la population et de l’extrême-droite « non-institutionnelle » pour des agressions islamophobes extrêmement graves : attaques à l’arme à feu, à l’explosif, jeunes roués de coups… Rares ont été les condamnations, et nous avons une responsabilité pour qu’une réponse collective à ces agressions se construise.

En nous élevant haut et fort contre l’islamophobie tout en ne laissant rien passer des autres formes de racisme (contre les Roms, antisémitisme), nous contribuerons à réduire l’espace des fauteurs de division qui s’adressent particulièrement aux jeunes musulmans et fils d’immigrés comme les Soral et Dieudonné.

Ce n’est pas qu’une question de propagande. Il est possible dans les établissements scolaires où nous sommes implantés par exemple, de défendre des lycéens sanctionnés pour avoir refusé de participer à des minutes de silence, ou qui sont victimes d’agressions islamophobes.

Une réflexion approfondie sur la phase actuelle de l'impérialisme est nécessaire, à l'opposé de l'idée d'un « chaos géopolitique » qui nous domine. La crise générale du capitalisme donne lieu à une aggravation de la décomposition sociale au Proche-Orient et en Afrique (aux responsabilités partagées entre les impérialismes, les bourgeoisies locales et aussi le stalinisme), à l'apparition du fondamentalisme/jihadisme comme courant ultra-réactionnaire aux méthodes totalitaires. Comme toile de fond, on observe une terrible faiblesse politique du mouvement ouvrier à partir de ses principales directions, complices à différents niveaux.

Il y a certes, aussi, un appel de la bourgeoisie à lutter "contre la barbarie", celle des assassins de Charlie Hebdo et du discount kasher ici, d'Al-Qaeda et de Daesh là-bas. Ces courants sont effectivement barbares. Cependant il y a une autre barbarie, qui est beaucoup plus grande par les dégâts planétaires de tout type qu'elle occasionne, celle du capitalisme et de l'impérialisme. L’une ne nous défendra pas contre l’autre, et réciproquement.

4/ Nos perspectives

Face aux entreprises de divisions de notre classe par nos ennemis (patrons, gouvernements, partis d'extrême droite nationalistes ou courants religieux réactionnaires) le seul moyen de reconstruire l'unité de notre classe, c'est de reprendre l'offensive pour défendre nos intérêts communs. Tout en étant intransigeant sur toutes les attaques qui peuvent menacer l'un/l’une d'entre nous pour nous diviser.

Un positionnement non seulement d’indépendance de classe mais aussi anticapitaliste et révolutionnaire, anti-système est une condition pour donner des perspectives au dégoût populaire qui s’exprime dans la jeunesse. Ce positionnement doit inclure un aspect anti-impérialiste clairement identifiable : contre les guerres impérialistes, pour la Palestine, pour le soutien aux peuples opprimés dont le peuple Kurde, en première ligne face aux forces intégristes comme Daesh.

Nous devons exploiter à fond la contradiction flagrante entre le discours de la bourgeoisie qui se drape dans la défense de la « liberté d’expression » et la réalité de sa politique répressive : « liberté d’expression » ? Chiche ! Partout ! Y compris dans les lycées, dans les lieux de travail etc.

Dans l’immédiat, nous devons proposer une réunion unitaire aux organisations du mouvement ouvrier pour protester contre le racisme et les attaques liberticides. C’est ce que nous avons proposé au niveau de la PF3 au dernier CE, et nous avons emporté la majorité sur ce point. Ne pas participer à la manif d’union nationale à Paris était salutaire, mais le mouvement ouvrier et révolutionnaire ne peut pas rester les bras ballants, il faut proposer des échéances de mobilisation propre de notre classe. Il faut également être en mesure de réagir en particulier aux futures agressions islamophobes et racistes, et au projet de lois liberticides du gouvernement. Il faut défendre toutes les libertés y compris sur les lieux de travail et dans les lycées, celle de Charlie-Hebdo mais aussi celles des habitants des quartiers populaires à s'organiser et à s’exprimer, celles du mouvement ouvrier dans les entreprises et contre le patronat.

Nous devons susciter un maximum de prises de position dans nos structures syndicales contre l’union nationale car l’alignement des directions syndicales provoque des débats.

Nous ne devons également pas perdre de vue l’importance de populariser les échéances de la lutte des classes, telles que la manifestation féministe du 17 janvier, et la manifestation contre la loi Macron du 26 janvier. La mobilisation contre la loi Macron et l'appel unitaire de la CGT sont des objectifs clés aujourd'hui. La lutte contre l'oppression est indispensable pour reconstruire l’unité de notre classe.

L'équipe d'animation du courant
Anticapitalisme & Révolution

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