1981-1995 : une période marquée par le recul du mouvement ouvrier et la montée des idées réactionnaires

De l’élection de Mitterrand à la fin de l’URSS, une décennie s’est écoulée mais pour celles et ceux qui se battaient pour l’émancipation sociale, elle a semblé durer un siècle. Défaites ouvrières, explosion des inégalités sociales, montée du Front national, effondrement des effectifs militants des partis et des syndicats ouvriers, pression idéologique énorme sur celles et ceux qui tentaient de préserver l’esprit révolutionnaire...

Toute forme de résistance collective était frappée d’interdit, diabolisée comme ayant partie liée avec le stalinisme et l’horreur du goulag ou présentée comme ringarde et rabat-joie face à l’omniprésence de la jouissance entrepreneuriale. C’était le règne des « nouveaux philosophes ». Les Bernard-Henry Lévy, André Glucksmann, Jacques Attali, Alain Finkielkraut, Laurent Joffrin, Luc Ferry, Pascal Bruckner et autre Jacques Julliard faisaient main basse sur la vie intellectuelle. Ils enterraient Marx et le communisme, la pensée critique, la contestation et prônaient la soumission aux lois du marché et à l’argent roi.

L’anticommunisme, moteur du rouleau compresseur idéologique dominant

Le 9 novembre 1989, le mur de Berlin commençait à craquer sous le poids des foules de Berlin Est. Certains s’empressaient de crier à la « fin de l’histoire »[1] et d’emblée, en France, l’analyse dominante de l’écroulement du bloc soviétique mettait clairement en cause toutes les idées anticapitalistes et révolutionnaires.

Durant toute l’année 1989, l’historien François Furet, au terme d’un itinéraire individuel qui l’avait conduit du communisme stalinien au libéralisme économique, profitait du bicentenaire de la Révolution française pour défendre sa conception d’une révolution par en haut, dans laquelle l’intervention du peuple n’aurait pas été synonyme de fureur criminelle et terroriste[2]. Pour lui, « en renversant le communisme, les Russes […] liquident aussi la tradition révolutionnaire de l’Europe depuis deux siècles »[3]. De 1789 à 1989, la boucle était donc bouclée, le temps où le peuple se levait pour changer le régime était fini, et les mouvements politiques qui ne l’avaient pas compris n’étaient que d’indécrottables archaïsmes.

La célébration du défilé du bicentenaire de la Révolution française était confiée au publicitaire Jean-Paul Goude qui réalisait un gigantesque patchwork historique en technicolor, conçu comme un spot publicitaire : non seulement la Révolution française était terminée, comme les historiens conservateurs le répétaient en boucle, en assurant que la parenthèse de la lutte de classes était refermée et en comparant la Terreur de 1793 aux goulags staliniens, mais elle était célébrée comme un défilé de mode, avec strass et paillettes. Alors que les années 1980 avaient vu s’envoler le chômage, la pauvreté, la précarité, les thuriféraires de l’ordre capitaliste se croyaient tout permis : la révolution était rangée au rayon des accessoires de cinéma.

Le déclin du PCF et la crise du mouvement ouvrier

Cette euphorie pro-capitaliste décomplexée trouvait son ancrage dans la crise profonde qui frappait alors le mouvement ouvrier, et dont le déclin du Parti communiste dans les années 1980 était l’expression la plus visible. Il faut rappeler que l’élection de Mitterrand en 1981 fut à la fois permise par la désaffection d’une partie de l’électorat de droite à l’égard de Giscard d’Estaing au second tour et par l’assurance acquise par la bourgeoisie que Mitterrand, au regard de son passé d’homme d’État, notamment au temps des guerres coloniales, ne « changerait pas la vie » malgré le slogan de sa campagne.

Pour faire du Parti socialiste un ascenseur électoral efficace au service de son ambition personnelle, Mitterrand dut le doter d’un discours radical et s’assurer du concours du Parti communiste, principal réservoir de voix dans les milieux ouvriers et populaires. Mais pourquoi ceux-ci auraient-ils continué à soutenir et voter pour le PCF, si l’essentiel, c’était la victoire des socialistes ? De 1972 à 1981, malgré des valses-hésitations du PCF, notamment sa rupture en 1977 avec le programme commun, le pacte PS-PCF pour un gouvernement de gauche fut à la fois une grande réussite pour Mitterrand et un grand désastre électoral pour le PCF qui perdit au fil des années sa suprématie en voix sur le PS, pour descendre à 15 % au premier tour des présidentielles de 1981, le plus faible score du PCF depuis la fin de la seconde guerre mondiale, à dix points derrière Mitterrand.

Nul ne pouvait plus accuser Mitterrand d’être l’otage d’un PCF affaibli : « pour me permettre d’arriver au pouvoir, dit-il au dirigeant du PCF Marcel Rigout, il fallait que votre parti soit diminué par rapport au mien, sinon les gens auraient eu peur. Mais je me suis trompé, je vous voyais à 18 %, je n’avais pas imaginé que Marchais vous ferait tomber si bas. Vous m’avez trop aidé. »[4] En juin 1982, un an à peine après l’élection de Mitterrand, ce fut le « tournant de la rigueur » et le début des mesures anti-ouvrières de la gauche gouvernementale. Le résultat des élections européennes de juin 1984 illustra alors le prix électoral payé par le PCF pour sa participation ministérielle : son score de 11 % traduisait une perte de deux millions de voix par rapport aux élections européennes de 1979.

Du côté des effectifs militants, c’était la Bérézina. Si l’on situe l’apogée militante du PCF en 1978, avec 700 000 adhérents revendiqués (sans doute autour de 500 000 en réalité), la baisse la plus brutale des effectifs eut lieu suite à la participation gouvernementale des années 1980 (donc bien avant la chute du Mur et la fin de l’URSS), puisqu’en 1987, le PCF ne revendiquait plus que 330 000 militants. Ce chiffre tomba à 280 000 environ en 1995. La CGT s’est également effondrée, passant de deux millions d’adhérents avant 1981 à 600 000 dix ans plus tard.

En 1993, la gauche subit une défaite cuisante aux élections législatives car la réélection de Mitterrand en 1988 avait encore accéléré l’adhésion de la gauche gouvernementale au social-libéralisme. Malgré la poursuite de la crise du système capitaliste, avec un chômage de masse qui touchait 3,3 millions de personnes en 1993, Rocard, Cresson, puis Bérégovoy menèrent ouvertement la politique voulue par les grands capitalistes. Une décennie de gouvernements de gauche se révéla désastreuse pour les travailleurs. Elle discrédita les idées du mouvement ouvrier et entraîna chez beaucoup de militants la conviction qu’il n’y avait pas d’autre politique possible que de s’incliner devant les lois du marché capitaliste. Cette perte de repères de classe et cette absence d’espoir en une société plus humaine démoralisa alors considérablement les militants du PCF, les militants syndicaux et les travailleurs eux-mêmes.

Le Front national devient incontournable

Jusqu’en 1981, le Front national était un groupuscule rassemblant des nostalgiques de l’Algérie française, des ex-pétainistes. Jean-Marie Le Pen avait obtenu 0,72 % des voix à l’élection présidentielle de 1974, et n’avait pas réussi à se présenter en 1981. La première percée électorale du Front national se fit en 1983 lors des élections municipales, notamment avec les scores de Le Pen à Paris et de Stirbois à Dreux. C’est aux élections européennes de 1984 que le FN réalisa un score inédit lors d’un scrutin national avec 10,95 % et deux millions d’électeurs : dix députés frontistes entrèrent au Parlement européen.

Deux ans plus tard, les élections législatives et régionales consacraient le FN qui faisait son entrée à l’Assemblée nationale avec 35 députés et obtenait 137 sièges de conseillers régionaux. La candidature de Le Pen aux présidentielles de 1988 se plaça sans fard sous le signe du racisme et de la xénophobie, en prônant l’expulsion des chômeurs immigrés, la séparation des caisses de Sécu entre Français et étrangers, et asséna les thèses les plus réactionnaires et démagogiques comme le rétablissement de la peine de mort et la mise à l’isolement des malades du SIDA. Le Pen compara les chambres à gaz à un point de détail de l’histoire de la seconde guerre mondiale (propos pour lesquels il ne sera condamné qu’en 1991 pour « banalisation de crimes contre l’humanité »).

Aux élections municipales de 1989, les résultats du FN témoignèrent du début d’un enracinement local dans un nombre significatif de villes et départements, notamment dans le sud-est et le nord. Au premier tour de l’élection présidentielle de 1995, Le Pen obtint 15 % des voix. Le 1er mai, à Paris, entre les deux tours, Brahim Bouarram était poussé par des militants du FN dans la Seine, où il se noyait. Ce crime venait sanctionner dix ans de progression électorale du parti d’extrême droite, de ses idées nauséabondes et de surenchère sur le terrain de l’immigration et de l’insécurité de la part du monde politicien.

Les sentiments et les actes racistes ne sont pas nés avec le développement de l’extrême droite lepéniste. Mais ce racisme et cette xénophobie ont trouvé une expression politique alors que la gauche était au pouvoir depuis 1981. Ce n’est pas un hasard : le rapport entre immigration et chômage avait d’autant plus d’écho que la gauche s’était montrée incapable de contenir la progression du chômage, que ses mesures, bien au contraire, ont aggravé. Le succès du Front national était l’indice incontestable d’un changement de rapport de forces politique plus général, les idées réactionnaires trouvant une expression politique alors que la classe ouvrière, elle, se dépolitisait et ne croyait plus en sa propre force.

L’irruption du mouvement de novembre-décembre 1995 allait alors rompre cette spirale infernale.

Marie-Hélène Duverger
dans la revue L'Anticapitaliste n° 71 (décembre 2015)

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[1] Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, 1992.
[2] François Furet et Mona Ozouf, Dictionnaire critique de la révolution française, Paris, 1988.
[3] François Furet dans Libération, 27 août 1991.
[4] Cité dans P. Favier et M. Martin-Rolland, La décennie Mitterrand, Le Seuil, 1991.

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