Face à la crise, l’État vole en permanence au secours des capitalistes, jamais des travailleurs : l’exemple de la sidérurgie

Chaque plan de licenciement, en particulier dans les bastions industriels, donne l’occasion au gouvernement en place et aux politiciens d’user de toute leur démagogie : ils font mine de s’intéresser au sort des travailleuses et des travailleurs, jetés comme des kleenex par les groupes capitalistes quand ceux-ci subissent les effets de la crise de leur propre système, ou quand ils ne réalisent pas des profits suffisamment exorbitants au goût de leurs actionnaires. Mais les politiciens au pouvoir volent systématiquement au secours des exploiteurs et des licencieurs. 

Leurs actions ont toujours consisté à soutenir le capitalisme français : nous ne pourrions même pas lister toutes les méthodes inventées par les gouvernements successifs pour subventionner le patronat. Le triste exemple de la sidérurgie est éclairant : alors qu’en 1960, il y avait dans la seule région Lorraine plus de 130 000 sidérurgistes, le groupe ArcelorMittal – qui est en situation de quasi-monopole – en emploie aujourd’hui moins de 20 000 en France. Pourtant, durant des décennies, les gouvernements successifs n’ont cessé d’arroser de milliards d’euros les sociétés sidérurgiques. 

De l’après-guerre à 1980 : l’État finance, les patrons encaissent 

Après la Seconde Guerre mondiale, la sidérurgie bénéficia largement des efforts de reconstruction, avec notamment le Plan Monnet de 1946 : l’objectif fondamental de ce plan était de moderniser l’économie française pour la rendre compétitive à l’échelle internationale au détriment de celle de l’Allemagne, avec la transformation de la Sarre en protectorat sous contrôle économique français, et en cherchant à démanteler l’industrie de la Ruhr. Le plan prévoyait de porter la production d’acier à 15 millions de tonnes par an. Le secteur avait déjà profité d’apports du Plan Marshall, qui avait notamment permis de réaliser un bond technique avec l’installation de grands « trains à bandes » : ces laminoirs à chaud jouèrent un rôle fondamental pour répondre à la demande en tôle – utilisée essentiellement par l’industrie automobile –, et par là même, pour faire entrer la France dans l’ère de la consommation de masse. Les aides Marshall, qui représentaient 24 % du financement de la branche en 1949 et 40 % en 1950, furent bonifiées dès 1951, à la demande d’un patronat qui s’était réorganisé dès décembre 1944 au sein de la Chambre syndicale de la sidérurgie française, pour défendre ses intérêts. Ce qu’il réussit à faire sans mal : cette période de reconstruction/modernisation ne lui coûta pas cher... 

Alors que l’État finançait lui-même des travaux de grande envergure pour des infrastructures utiles au développement de la sidérurgie – mise à grand gabarit du canal Dunkerque-Denain (1950), canalisation de la Moselle (1964), construction d’un nouveau port à Fos-sur-Mer (1965) et reconstruction de celui de Dunkerque (1966) –, en revanche, pour les travailleurs, cette période fut celle d’une exploitation toujours plus intense. Ainsi, la durée hebdomadaire du travail dans la sidérurgie était de 62 heures en 1950 contre 44 heures avant-guerre, et plusieurs dizaines d’accidents mortels du travail furent recensées chaque année pour les seules usines lorraines. En 1950 et 1955, les mouvements de grève des usines sidérurgiques firent face à une répression féroce, qui fut suivie par le licenciement de nombreux militants syndicaux. En 1963, les travailleurs des mines de charbon, entraînant en Lorraine ceux des mines de fer, menèrent une grève de 35 jours en mars et avril, pour les salaires et contre les restructurations qui se profilaient. Si les revendications des « gueules noires » ne furent que partiellement satisfaites, leur lutte engendra une crise politique – les mineurs refusèrent d’appliquer l’ordre de réquisition de De Gaulle – et mit la grève générale à l’ordre du jour. Mais les directions syndicales firent obstacle à l’élargissement de la lutte, et le patronat repartit immédiatement à l’offensive. Le 14 octobre 1963, à la mine de fer de Sancy à Trieux (dépendante de l’industrie sidérurgique), 258 travailleurs, soit la moitié de l’effectif, reçurent une lettre de licenciement. Encouragés par la lutte du printemps, ceux qu’on appelait les « gueules jaunes » occupèrent immédiatement le site : « Pauvre mineur, c’est toujours toi qui trinques, c’est toi qu’on brime, qu’on presse comme un citron. Mais aujourd’hui, il faut que cela cesse, voilà pourquoi nous occupons le fond », proclamait le Chant de la corporation composé dans la mine par des grévistes. Le mouvement dura 79 jours et reçut un soutien international. Mais les mineurs n’obtinrent que des compensations, et la mine fut finalement fermée en 1968. 

La crise de la sidérurgie avait débuté avec un ralentissement de la demande et un effondrement des prix dès 1961, année à partir de laquelle les mines allaient faire l’objet de restructurations permanentes, avec des conséquences importantes sur les effectifs. Les mines de fer de Lorraine, où travaillaient 25 000 personnes en 1955, n’en employaient déjà plus que 13 000 douze ans plus tard. En 1966, la « Convention générale État-sidérurgie » organisa la concentration des sociétés sidérurgiques. Usinor absorba la société Lorraine-Escaut, et le groupement autour des sociétés De Wendel prit le nom de Wendel-Sidelor, puis deviendra Sacilor qui était jusqu’alors l’une de ses filiales et contrôlera la Sollac (Société Lorraine de laminage en continu). La convention et le Plan Ferry de 1967 prévoyaient une diminution de 24 000 emplois, dont 16 000 en Lorraine, avec l’engagement de ne recourir à aucun licenciement. Quant au plan de conversion de Wendel-Sidelor, en 1971, il prévoyait 12 350 nouvelles suppressions d’emplois sur quatre ans et la mutation, en 1975, de 2 100 ouvriers à la nouvelle usine de Fos-sur-Mer ; cette usine fut quasiment offerte par l’État au patronat, puisque celui-ci ne finança que 8 % des 14 milliards de francs nécessaires à sa construction. Mais la sidérurgie subit les effets de la crise de 1974-1975 : rebelote en 1977, avec le Plan Acier et ses 16 000 suppressions d’emplois, avec pour la première fois des licenciements sans reclassement. En avril 1978, pour enrayer la contestation sociale, le gouvernement utilisa les deniers publics pour convertir une partie des licenciements en départs en préretraite, pour un coût d’un milliard de francs. À peine quelques mois plus tard, les groupes de la sidérurgie, qui avaient profité de prêts au taux plus qu’avantageux de 0,1 %, étaient en état de faillite. Le gouvernement libéral de Raymond Barre prit le contrôle par conversion d’emprunts garantis par L’État : « Les sociétés sidérurgiques françaises passent sous le contrôle de l’État et des grandes banques », pouvait-on lire le 20 septembre dans Le Monde. Aucun ministre n’utilisa jamais le mot, mais il s’agissait en fait d’une quasi-nationalisation : au terme de l’opération, l’État détenait en fait la majorité des actions d’Usinor et Sacilor. Les contribuables furent mis à contribution à hauteur de 25 milliards de francs pour solder les créances, puis de 13 milliards de francs supplémentaires pour renflouer ces deux groupes ; cela n’empêcha pas le « plan de sauvetage » du gouvernement, qui se traduisit par 21 750 licenciements. L’État prit à sa charge la fermeture d’une partie des usines et la modernisation des autres : les contribuables payèrent, les travailleurs de la sidérurgie virent les emplois et les sites disparaître, mais le gouvernement laissa intactes les fortunes personnelles colossales des patrons. 


Face à ces divers plans de suppressions d’emplois, la classe ouvrière ne resta pas sans réaction. La mobilisation la plus connue fut la révolte des travailleurs de Longwy et Denain, qui dura six mois fin 1978-début 1979 : elle fut marquée par les manifestations les plus importantes depuis 1968 dans les régions concernées (à Longwy, le 18 décembre 1978, 20 000 manifestants dans un bassin de 100 000 habitants), ainsi que par un fort soutien populaire, un niveau très élevé d’affrontement avec le patronat et l’Etat (vague d’occupations d’administrations, séquestrations, mises à sac, confrontations avec la police, etc.) et des formes de mobilisations originales, notamment avec la radio Lorraine Cœur d’Acier, mais pas par un mouvement gréviste significatif. Excepté la CGT, tous les syndicats acceptèrent des primes de départ plus importantes, des dispenses d’activité à partir de 50 ans ou encore des congés de formation. 

1981-1997 : nationalisation des pertes et privatisation des profits 

Après sa victoire à l’élection présidentielle de mai 1981, François Mitterrand nomma un gouvernement d’Union de la gauche comprenant quatre ministres PCF, du jamais vu depuis la Libération. En octobre 1981, lors d’une tournée en Lorraine, il déclara : « Il n’y aura pas de secteur condamné, qu’il s’agisse, dans votre région, de la sidérurgie qu’il nous faut sauvegarder, développer, ou des mines de fer, dont l’exploitation doit être poursuivie », dénonçant devant la mairie de Longwy « le coût social d’un capitalisme sauvage »

Malgré son slogan « changer la vie », le gouvernement PS-PCF montra rapidement qu’il entendait surtout favoriser celle des patrons, avant même le « tournant de la rigueur » de 1983. Le capitalisme français connaissait une crise sévère ; certaines mesures sociales de début de mandat – l’augmentation du SMIC et diverses prestations sociales – avaient conduit à élever les « charges » des entreprises, dont les patrons dénonçaient bruyamment « l’assassinat ». Toutefois, en contrepartie, le gouvernement inventa de nouveaux moyens pour transférer des sommes importantes des caisses de l’Etat vers celles du patronat. Dès juin 1981, Pierre Mauroy mit en place les emplois aidés, avec un abattement de 50 % des cotisations sociales sur les très bas salaires – une mesure utilisée en permanence jusqu’à nos jours –, et il décida de créer de nouvelles aides qui prirent la forme de prêts bonifiés. Bien d’autres mesures suivirent : ainsi, le montant des aides à l’industrie fut chiffré par le Commissariat général au plan à 67,2 milliards de francs en 1982, contre 33,7 en 1980. 

À partir d’octobre 1981, le Parlement débattit d’une loi de nationalisation concernant des grands groupes industriels comme Saint-Gobain, Rhône-Poulenc, Pechiney, Usinor et Sacilor, et 39 banques et compagnies financières comme Suez, Paribas ou CIC. La nationalisation complète de la sidérurgie fut donc achevée en février 1982, et comme dans les autres secteurs, les actionnaires furent généreusement indemnisés. À gauche, notamment au PCF, ces nationalisations furent présentées comme un objectif indispensable depuis des années. Pourtant, dans le secteur nationalisé, « l’autonomie de gestion » était la règle : autrement dit, ces entreprises fonctionnaient exactement comme des entreprises privées, appliquant les mêmes critères de « profitabilité ». C’est pourquoi dès le mois de juin 1982, un plan relatif aux aciers spéciaux fut présenté, impliquant 12 000 suppressions d’emplois et un apport financier de l’État d’un montant de 21 milliards de francs pour moderniser les usines. 

En mars 1984, le Conseil des ministres entérina une révision du Plan Acier et 21 000 nouvelles suppressions d’emplois qui signèrent la fin de la sidérurgie à Pompey – d’où provenait l’acier de la Tour Eiffel – et Longwy, deux villes ouvrières de Meurthe-et-Moselle. Sans la moindre gêne, Mitterrand expliqua alors que « devant cette masse de milliards dépensés depuis 1966, il fallait s’arrêter à un moment donné ». La continuité politique était pourtant totale, car le plan prévoyait également une nouvelle dotation de 30 milliards à la sidérurgie, laquelle devait se regrouper en une seule entité : Usinor-Sacilor. Parmi les travailleurs, un sentiment de trahison et de colère dominait : à présent, c’était la gauche qui licenciait ! En mai 1984 à l’Assemblée nationale, le PCF émit un vote de confiance en faveur du gouvernement Mauroy, soutenant de fait le PS ; en juillet, s’il choisit de ne pas participer au gouvernement Fabius qui venait de se constituer, ce fut surtout du fait de son effondrement électoral lors du scrutin européen de juin. Mais malgré la politique du PCF, la mobilisation ouvrière fut très importante, en particulier dans les principaux bassins sidérurgiques situés en Lorraine et dans le Nord. Lors de la journée de grève du 4 avril, on dénombra par exemple 150 000 manifestants dans les villes de Lorraine : à Metz, quand les cortèges des organisations d’extrême gauche se mirent en mouvement, la tête de la manifestation était déjà arrivée au lieu de dissolution depuis plus de quatre heures. Les syndicats, qui n’avaient pas oublié les émeutes de 1979 dans le Pays-Haut (nord de la Meurthe-et-Moselle), craignaient une explosion sociale incontrôlable : ils encadrèrent donc soigneusement les manifestations locales, de même que la marche parisienne du 13 avril à laquelle ils donnèrent un caractère régional – avec majorettes et croix de Lorraine en tête ! – au lieu d’en faire une étape de convergence contre les licenciements. Les restructurations touchaient pourtant bien des secteurs : chantiers navals, charbonnages, et surtout le groupe Peugeot dans lequel l’annonce de 12 000 suppressions de postes avait déclenché une grève très dure à Talbot-Poissy en décembre 1983 et janvier 1984. En tournant le dos à la perspective d’un affrontement général, les directions syndicales conduisirent la mobilisation dans le mur. 

En 1981, Mitterrand avait fait usage de démagogie chauvine pour justifier les nationalisations : « Si cela ne se faisait pas, loin d’être nationalisées, ces entreprises seraient rapidement internationalisées. Je refuse une division internationale du travail décidée loin de chez nous, obéissant à des intérêts qui ne sont pas les nôtres ». Les intérêts en question n’étaient évidemment pas ceux des travailleurs, mais ceux de la bourgeoisie française qui, face à la concurrence, était en difficulté pour occuper une place significative dans l’organisation mondiale de la production capitaliste. Mais le président français révélait ainsi le véritable objectif de sa politique : secourir le capitalisme français. Le gouvernement s’attela à cette tâche, en restructurant en profondeur l’économie aux frais de l’État, tout en permettant un redéploiement des capitaux privés. En effet, les principaux dirigeants du secteur industriel se renflouèrent eux-mêmes à cette occasion, dans la mesure où l’État les débarrassait de groupes onéreux ou peu profitables immédiatement, en leur offrant en échange des capitaux à placer dans des secteurs plus rentables. Parmi ces bénéficiaires, il faut citer le baron Ernest-Antoine Seillière, futur président du CNPF/MEDEF, gestionnaire des héritiers des De Wendel qui avaient bâti leur fortune dans la sidérurgie ; Seillière put ainsi investir dans différents domaines : informatique, équipementier automobile, industrie pharmaceutique... 

L’État entama le processus de privatisation du secteur sidérurgique en 1994, à un moment où celui-ci était redevenu rentable d’un point de vue capitaliste grâce aux investissements publics – les différents plans de sauvetage coûtèrent 110 milliards de francs… soit l’équivalent de 15 ans de SMIC pour 100 000 travailleurs ! – et grâce aux suppressions d’emplois qui s’étaient succédé par dizaines de milliers. Pour faire un nouveau cadeau au patronat, le gouvernement de cohabitation Balladur-Mitterrand commença à brader des parts d’Usinor-Sacilor, tirant à peine plus de 10 milliards d’un groupe qui était estimé quasiment au double de cette somme. La privatisation fut achevée en 1997, sous le gouvernement de la « gauche plurielle » dirigé par Lionel Jospin, avec la vente des dernières parts que l’État détenait encore. 

Ne comptons que sur nous-mêmes 

Usinor-Sacilor devint Arcelor en 2002, après une fusion avec des groupes sidérurgistes luxembourgeois et espagnol, puis ArcelorMittal en 2006 après l’OPA de Lakshmi Mittal. La suite est connue : les restructurations, les fermetures et la baisse des effectifs continuèrent. Après la fermeture de l’aciérie de Gandrange en 2008, ce fut au tour des hauts fourneaux de Florange d’être éteints en avril 2013. 

De droite comme de gauche, les gouvernements ont laissé faire, après avoir joué la comédie de leur soi-disant intransigeance vis-à-vis de Mittal. Aucun de ces responsables politiques n’a jamais rien proposé d’autre que de servir de béquille aux capitalistes. Comment pourrait-il en être autrement, puisqu’ils en sont les valets ? Quand ils font mine d’avoir des désaccords entre eux, c’est sur la « meilleure » façon de dépenser l’argent public. En 2013, Arnaud Montebourg défendit le rachat et la nationalisation partielle, un remake des années 1980 ; François Hollande proposa de réaliser de nouveaux investissements, ce qui se concrétisa par un financement de 2,2 millions d’euros de l’État et des collectivités territoriales pour la mise en place du campus de recherche ArcelorMittal à Maizières-lès-Metz. 

Quant aux syndicats, ils jouent le jeu de la défense d’une « politique industrielle », et ils cherchent trop souvent à convaincre que telle ou telle entreprise est rentable – comme s’il était légitime que les travailleurs en subissent les conséquences si ce n’était pas le cas – ou à courir derrière un repreneur… comme si le patron suivant allait être meilleur que le précédent. En ce qui nous concerne, nous n’avons rien de tel à proposer. Face à la crise et à la nouvelle vague de licenciements qui s’annonce, notre méthode, c’est la lutte de classe. L’exemple de la sidérurgie le montre : ni la démagogie protectionniste et nationaliste, ni les aides au patronat n’ont jamais protégé nos emplois. L’interdiction des licenciements, le partage du travail entre tous, l’embauche en CDI des travailleurs précaires, voilà des mots d’ordre qui pourraient unifier dans l’action toutes celles et tous ceux qui doivent faire face aux plans funestes des patrons et mettre en avant la nécessité de prendre sur les profits et de faire payer les capitalistes. 

Gaël Klement

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